Chroniques Belgradoises – Partie 2

Le réalisateur Pierre Merejkowski nous propose sa Chronique Belgradoise. Issus d’un voyage en Serbie, ces textes courts illustrent par une série de rencontres le passage de l’ex-Yougoslavie à une économie de marché. Nous en publions deux épisodes chaque lundi.

 

Budapest/conversation /l’épuration ethnique

Elle est sortie de la guérite. D’un pas pressé et décidé, elle s’est avancée vers les trois touristes américaines et d’un seul geste de la main, elle a procédé à l’expulsion immédiate des trois paires de bras dénudés des trois américaines qui ont aussitôt rebroussé chemin sous l’œil impavide d’un gigantesque pope que je me suis efforcé de ne pas fixer des yeux. Le serveur sous l’ombre des branches de l’arbre prend la commande. Les tables de style et les inévitables chaises sont dressées de part et d’autre d’une fontaine qui domine la rue en pente que barre le jardinet propret qui débouche sur le seuil impeccable de la cathédrale de l’Eglise Orthodoxe de Belgrade. X. me demande si je ne suis pas surpris de le retrouver à Belgrade. Je réponds que je ne suis pas du tout surpris. X. insiste. Il me demande si je me souviens de lui. Je lui réponds que je me souviens très bien des propos que nous avions échangés à Paris. « J’avais cru comprendre que tu étais mort » dis-je en guise de présentation finale. Notre échange ainsi engagé se poursuit.
X Je ne suis pas mort
Moi : J’ai dû mal comprendre des propos qui m’ont été rapportés
M : La police française m’a contrôlé à un feu rouge, elle a constaté que je n’avais jamais passé le permis de conduire, et elle m’a aussitôt renvoyé dans le premier avion pour Belgrade
X. Ca faisait plus de quinze ans que j’habitais à Paris
X. Ce n’est pas grave.
X. Mon expulsion n’a aucune importance
X. La vie est rebond. Le zéro n’existe pas, il dépend juste du point de départ que l’on se donne
Moi : Nous sommes les passagers d’un train lancé à cent kilomètres à l’heure, personne ne connait la destination de ce train, mais ce n’est pas grave, dans le train parfois montent ou descendent des passagers
X. La bêtise est un sentiment universel
X. Je ne comprends pas tout
X. Il faut que tu saches qu’à Belgrade beaucoup de gens sont déprimés
X. Ils sont même tous déprimés
Moi. Je crois que j’ai dû rater une marche
X.C’est normal
Moi Qu’est ce qui est normal ?
X. Ton rapport aux femmes t’empêche de comprendre
Moi : Quelles femmes ?
X : Les femmes
X. Tu as eu sept enfants avec huit femmes différentes, moi j’ai trois enfants avec deux femmes, c’est notre ethnicité qui nous dépasse
Moi : quelle ethnicité ?
(Pause)
Moi : Je ne comprends pas tout.
X. C’est la question de ton ethnicité
Moi Je comprends que le gouvernement Serbe, je dis bien le gouvernement et pas les gens a choisi de s’aligner sur Poutine plutôt que sur l’Europe. Je ne m’oppose pas à ce choix. Pourquoi pas en effet ? Je me pose juste la question suivante, lorsque je suis descendu du train à la gare de Belgrade, j’ai vu les mêmes merdes publicitaires qu’à la gare du Nord de Paris, les Samsung, les Orange, les bagnoles, les voyages en avion et dans ce cas je ne vois pas l’intérêt de soutenir un Poutine qui serait un rempart contre les américains ou américaines aux bras nus, si c’est pour défendre les même valeurs commerciales
X. Avec Poutine c’est moins pire
Moi Ah bon pourquoi, sa clique me semble t il pique au temps dans la caisse de Khodokovski et Navralini
X : Nous sommes d’accord sur ce point l’opposition contre Poutine est une mascarade destinée à faire croire à l’opinion consommatrice en quête de moralité qu’il ya des opposants
Moi : Donc Poutine défend la loi du marché, dans ce cas, je ne comprends pas pourquoi vous le soutenez, au moins Brejnev avait un vague très vague ripolin social, même s’il était bidon, mais franchement Poutine…
X. La Russie est passée en vingt ans d’une société féodale, à une société moderne,
Moi : Et le plus troublant c’est que la clique à Poutine se fiche éperdument des Pussy Rayout et des anarchistes de Leningrad… comme s’ils avaient compris que l’enjeu désormais était internet et le pope et comme en France ils se fichent des opposantes autos enfermés dans leurs caves souterraines
X ; Au temps de Staline, il fallait faire toute opposition parce que le combat était idéologique il fallait développer la Russie ce qu’a fait Staline en un temps record, et la cohérence exigeait une discipline générale, c’est à ce prix que la Russie est sortie du Moyen Age
X : Il n’y a plus d’idéologie, ce qui compte maintenant c’est le commerce, l’extrême droite nationaliste n’a pas d’idée, de but elle défend le commerce comme Trump et les Macron, et pour défendre le commerce, ils ont besoin d’argent, et l’argent vient du foot, de la mafia, et des fonds recyclés dans le cinéma d’auteur du festival de Cannes. L’enjeu c’est le busines, donc tu peux continuer à écrire et à tourner tes films dans la cave, ils s’en foutent, la seule référence c’est le business et…
Moi : Et ?
Moi : Et ?
X. Je ne dis pas que nous ne devons agir. Notre conscience est intacte, et notre croyance en la vie ne peut être que personnelle et c’est pour cette raison que tu as fait des gosses à toute les femmes que tu as rencontrées et qui t’ont aimées
Moi : Le Maire d’Alep a pris la parole Place de l’Hôtel de Ville à Paris devant la banderole de Mémorial du Goulag, il a dit que Assad et Hitler avaient perdu, car il ne sera jamais possible d’éliminer la pensée
X. C’est une question d’ethnicité
Moi : Je ne comprends pas.
X. N’oublie pas un truc, un matin les belgradois ont vu des missiles tomawak qui ont été balancés depuis quatre vingt kilomètres par des avions de l’OTAN, et ils n’ont pas compris ce qui leur arrivé, c’est une sensation bizarre je t’assure de se réveiller en prenant un missile sur le coin de la gueule, alors forcément pour les gens Bruxelles et l’Europe c’est fini et ça n’a même jamais commencé.
Moi : De quelle ethnicité parles-tu ?

 

Belgrade/conversation/ l’Hôtel de Moscou

Le vigile en bras de chemise planté devant la porte à tambour de l’Hôtel de Moscou  ne me dévisage pas. La situation géopolitique de l’Europe  s’est profondément modifiée. Le Mur de Berlin ne s’était pas encore ouvert sous les yeux effarés de Poutine.  Un douanier polonais obèse avait longuement examiné ma photo d’identité incrustée sur la page de garde de mon passeport. Un adjudant chef  armé d’un fusil d’assaut m’avait  rappelé dans un impeccable français que si j’étais le bienvenu en Pologne malgré mon absence manifeste de bagages personnels,  il était clair qu’il était formellement interdit de convoyer  le courrier  clandestin des hooligans. « Nous sommes bien d’accord, avait ajouté le douanier dans un français tout aussi impeccable, vous n’amenez pas avec vous les pièces détachées d’un émetteur radio ? N’est ce pas ? Vous savez que la livraison d’un émetteur de radio  est passible selon la loi polonaise de cinq ans de prison ? »  Je n’avais rien répondu. Je  savais pertinemment que l’aile gauche de Solidarnosc, les Iachek Kuron, les Adam Michnik obéissaient à la loi du marché encadrée par la  maxime liberté égalité fraternité et ce salutaire éclat de ma lucidité m’avait permis de comprendre que ma crise de panique provoquée par la certitude d’une confiscation immédiate de mon passeport reposait en fait sur un refus inconscient  de mon attirance pour une baby sitter polonaise de bonne famille  que je venais  retrouver à Varsovie juste avant qu’elle ne prenne la décision d’accepter le poste de secrétaire particulier d’un important dirigeant du groupe Matra. Cet épisode  somme tout anecdotique de ma vie affective passée n’explique pas à lui seul les causes multiples de la série des nombreux événements qui me conduit à stationner devant le lourd  rideau de velours rouge qui recouvre la porte à tambour de l’Hôtel de Moscou. J’ai l’absolue certitude qu’un visage cerclé de petites lunettes rondes irisés par les bougies plantées dans un lustre guette l’entrée du camarade  dévoué qui  sous le couvert d’une nécessaire lutte contre les saboteurs de l’économie planifiée rapportera le détail  d’une conversation privée qui lui permettra d’envoyer son rival amoureux ou son supérieur hiérarchique  dans un camp du Goulag conformément aux recommandations du poète  Maïakovski qui avait spontanément fourni à Beria des listes d’opposants de l’Union des Ecrivains afin de faciliter le rayonnement de sa carrière internationale encensée et recensée par des Aragon ou des Elsa Triolet qui masquaient leur haine réciproque sous le vernis d’une culture avant-gardiste parisienne. J’accueille avec un sourire crispé le flot ininterrompu des journalistes, des éditeurs, des cousins, des musiciens indépendants qui se succèdent de quart d’heure en quart d’heure devant notre guéridon marbrée.  Nadejda répète  à chacun de ses interlocuteurs qu’un membre de la CIA camouflé dans une fonction d’éditeur indépendant a  publié sans son autorisation les identités de son récit épistolaire afin de semer la zizanie dans les rangs des derniers  opposants qui  avaient refusé le démembrement programmé de la Yougoslavie par les forces de l’OTAN. Mon regard se fixe dans le brouhaha généralisé sur  les lèvres fardées d’une jeune femme qui s’efforce selon mon imaginaire de convaincre  son interlocuteur  de se porter garant d’une entreprise d’exportation qui justifierait le versement d’une série de  pots de vin. « Tu ris? » me demande Nadejda  « Non je ne ris pas » dis-je stupidement. Les yeux noirs d’une chroniqueuse de Radio Belgrade me dévisagent. J’ai la brusque certitude que l’extrême pâleur  de la jeune femme aux lèvres fardées reflète  le remords de la nuit qu’elle s’apprête à passer avec son interlocuteur  qui se refuse manifestement à admettre qu’elle est toujours éprise d’un ingénieur sud coréen qui lui annonce depuis plusieurs années son prochain retour à Belgrade.« Les apparences sont parfois trompeuses » affirme  la chroniqueuse de Radio Belgrade « C’est curieux je croyais que tu riais » insiste Nadejda . « Non je ne ris pas » dis-je tout aussi stupidement. « L’appellation Hôtel de Moscou obéissait à notre obligation d’allégeance envers l’Union Soviétique mais ce salon lambrissé dans lequel nous sommes actuellement assis était en réalité le lieu de rencontre de l’opposition trotskiste. Tito  comme Ho Chi Min a su attiser la rivalité des Russes, des Gaullistes, et des Albanais prochinois pour préserver l’indépendance de la Yougoslavie » poursuit  la chroniqueuse de Radio Belgrade.  «Je n’ai jamais estimé contrairement aux organisations communistes que nous devions avancer masqué» dis-je en posant ma main sur la main de  Nadejda. « Nous  avons nous aussi souffert de nos mensonges collectifs. Nous avons manifesté tous les soirs pendant plusieurs mois contre la Mairie de Belgrade tenue par l’extrême droite, et maintenant nous sommes fatigués.  Nous sommes tous très fatigués.  Mes chroniques sur la radio publique de Belgrade se heurtent au silence que la Mairie de Belgrade  nous impose,  je donne pour survivre des cours de français et je dois également m’occuper de mon fils, mais je ne peux pas perdre ce qui me reste d’espoir. La terrible inondation que Belgrade a connue cet hiver n’a pas pu être endiguée par notre système de corruption généralisée, les habitants des quartiers inondés se sont organisés en s’appuyant sur les réseaux sociaux  d’internet, de nombreuses personnes isolées ont ainsi pu être sauvées  et je suis convaincue que ces phénomènes d’auto-organisation apportent la preuve que le comité central fondé sur le patriarcat qui encadrait les militants et leur bonne volonté appartient déformais à un passé à jamais révolu.  Le mouvement est un mouvement civique, horizontal et chacun dans le mouvement est libre de sa pensée et des ses propres options politiques. Nous sommes  vivants. Et nous resterons vivants même si nous ne représentons dans le pays qu’une  toute petite minorité»ajoute la chroniqueuse de Radio Belgrade

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