« Les fascistes se conduisent en auxiliaires de police au service du pouvoir », entretien avec Yannis Youlountas

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Publié le 6 novembre 2018

Pour avoir qualifié les militants de Defend Europe de nazis, le réalisateur et antifasciste Yannis Youlountas a été condamné en appel à payer une amende de près de 5.000 euros. Alors qu’il se prépare à porter l’affaire devant la cour de cassation, il revient sur le mouvement d’opposition au C-STAR et présente son analyse de la situation politique qui a mené à sa condamnation.

 

Contre qui s’est tenu ce procès, et pourquoi ?

            Plusieurs fascistes m’ont poursuivi en justice car j’ai participé à une action pour bloquer leur projet durant l’été 2017 en Méditerranée. Ils avaient affrété un bateau, le C-STAR, pour entraver le sauvetage de migrants, adultes et enfants, sous prétexte de la peur du « grand remplacement » en Europe. Leur réseau avait pour nom Defend Europe et il était l’émanation de Génération identitaire France, Italie, Allemagne et Autriche principalement. Ce sont les chefs de ces organisations qui nous attaquent en Justice, moi et mon ami Jean-Jacques Rue.

Peux-tu résumer rapidement l’expédition du C-STAR ?

            Le bateau est parti de Djibouti pour rejoindre la Méditerranée en passant par l’Égypte où il a été stoppé une première fois. Puis il a fait une escale à Chypre durant laquelle ses responsables ont failli rester bloqués, mais le réservoir de carburant du bateau a tout de même pu être saboté. Ensuite, nous avons réussi à empêcher que ce bateau fasse escale et répare son avarie dans mon île, la Crète. La mobilisation antifasciste de Héraklion vers Ierapetra et la côte sud de l’île a été très exemplaire. Ce sont ensuite nos camarades tunisiens de Zarzis puis de Sfax qui ont réussi à faire de même. À ce moment-là, le bateau était devenu complètement ridicule aux yeux du monde entier et errait comme une âme en peine dans le sud de la Méditerranée, sans trouver le moindre port pour l’accueillir. Après plusieurs pannes et une dernière tentative de faire escale à Malte, les chefs fascistes à bord ont décidé de quitter le navire et de retourner en Europe en avion, sans avoir réussi à effectuer leur mission monstrueuse.

« il était indispensable de nous organiser nous-mêmes pour provoquer l’échec de cette mission. »

Comment s’est organisé le mouvement d’opposition à Defend Europe ?

            Au début de l’affaire, assez peu de gens étaient vraiment au courant de ce qui se tramait. Au fil des jours, durant le printemps, notre opposition a commencé à faire un peu de bruit, notamment dans le but de gêner leur crowdfunding alors soutenu par des membres du Ku Klux Klan et des néonazis américains, entre autres. Mais c’est surtout au mois de juillet que la mobilisation s’est accentuée sur les deux rives de la Méditerranée. Pour ma part, étant à moitié grec et connaissant bien plusieurs pays du pourtour de la Méditerranée, j’ai contribué avec d’anciens et nouveaux compagnons de luttes à créer un collectif pour gêner le projet des fascistes. Ce collectif des deux rives s’est finalement appelé Defend Mediterranea, par opposition à Defend Europe, le nom de la mission des identitaires. Notre but était de refuser cette division de la Méditerranée entre le nord et le sud, ainsi que de protéger la vie des exilés en danger de mort qui, sans les navires de sauvetage, auraient péri comme beaucoup d’autres. Pour nous, les pouvoirs ayant refusé d’intervenir contre ce projet manifestement criminel, il était indispensable de nous organiser nous-mêmes pour provoquer l’échec de cette mission.

Selon toi, l’État aurait-il pu agir contre Defend Europe ?

            Oui, bien sûr. La DILCRAH (Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Haine anti-LGBT) avait transmis une recommandation très officielle de dissolution de l’organisation Génération identitaire le 14 juin 2017. Une recommandation qui est restée lettre morte sur le bureau de ministre de l’intérieur de l’époque, qui aurait pu dissoudre dans la foulée cette organisation à l’initiative de ce projet en Méditerranée. Les deux chefs d’accusation mis en avant par la DILCRAH étaient indéniables : d’une part l’incitation à la haine raciale et d’autre part l’association de malfaiteurs menaçant la vie d’autrui. Cependant, le pouvoir n’est pas intervenu, comme souvent, car il a intérêt à diviser pour mieux régner et à se servir en particulier du fascisme pour détourner la colère vers des boucs émissaires de façon à faire oublier sa propre responsabilité. De plus, dans ce cas précis, le ministre de l’intérieur n’était autre que Gérard Collomb, grand ami du père de Clément Gandelin, alias « Galant », le jeune président de Génération Identitaire France. Le père de Clément « Galant » était même le photographe personnel de Gérard Collomb, entre autres liens étroits, durant de longues années. Tout ce petit monde vivait dans la haute bourgeoisie lyonnaise. Les figures du fascisme et du capitalisme se connaissent bien mieux que ce que les médias mainstream ne le laissent supposer.

C’est aussi ce qui a poussé à la non-intervention de l’État contre l’opération de Defend Europe dans les Alpes ?

            Exactement. La seule différence c’est que dans les Alpes, l’État a fait semblant d’intervenir. Mais en réalité, il n’a fait qu’empêcher mes camarades antifascistes de monter vers le col de l’Échelle, mais n’a pas du tout réprimé l’opération des identitaires. Bien au contraire, il s’est opposé aux antifascistes en colère, n’interpellant que ces derniers. Il s’est servi de cet épisode pour justifier le renforcement de sa présence aux frontières et a laissé totalement les fascistes continuer à patrouiller dans le secteur. Cette séquence du mois d’avril des Alpes nous a montré, une fois de plus, à quel point les fascistes se conduisent en auxiliaire de police au service du pouvoir. Ce 8 novembre, au tribunal de Gap, ce ne sont pas des militants identitaires qui seront jugés, mais mes camarades antifascistes surnommés « les 7 de Briançon ». Ces militants qui défendent la vie et sa diversité risquent des peines très lourdes, à la fois des amendes et la prison.

Revenons à ton procès. Si la résistance a été l’œuvre d’un collectif international, pourquoi c’est toi qui a été poursuivi ?

            Tout simplement à cause de ma visibilité ! J’étais le diffuseur principal de l’information concernant notre lutte. J’avais écrit plus d’une cinquantaine d’articles et publié des communiqués au nom de mon collectif Defend Mediterranea. Et surtout, suite à leur fiasco retentissant, les fascistes ont évidemment voulu prendre leur revanche. Mais n’étant pas très courageux, ils ont choisi la voie juridique. Ils ont attaqué leur opposant le plus visible, c’est à dire moi, mes camarades étant pour la plupart anonymes, et ont attaqué également, à titre d’exemple, l’un des nombreux commentateurs révoltés de leurs actes.

Ce commentateur, c’est Jean-Jacques Rue ?

            Oui, c’est un ami qui a simplement partagé l’une de mes publications et qui était profondément choqué par cette croisière monstrueuse. De surcroît, le commentaire virulent qui lui a été reproché, et qui a été considéré comme menaçant par le tribunal d’Aix-en-Provence, a été écrit au lendemain du meurtre de la jeune antifasciste américaine Heather Heyer par un néo-nazi à Charlottesville aux Etats-Unis. Génération identitaire veut ainsi provoquer l’autocensure de toutes celles et ceux qui sont horrifiés par ses actes. C’est un procédé courant de l’extrême droite qui vise à se donner une image de respectabilité, pour grimper de marche en marche jusqu’au pouvoir.

Quelles ont été les peines prononcées ?

            Pour l’instant, je ne connais pas exactement le détail des sommes dues. Je sais juste que le total pour Jean-Jacques et moi (à peu près autant l’un que l’autre) est d’environ 10.000 euros. À cela s’ajoutent les frais de justice à deux reprises qu’ont occasionné les poursuites des identitaires. C’était ça aussi leur but : nous mettre en difficulté financièrement, sachant que je vis très modestement, avec peu de revenus… Sans doute ont-ils imaginé pouvoir me faire vendre le fourgon et la caméra qui sont parmi mes principaux outils de lutte pour mener à bien mes tournages en Grèce, mes tournées de projections-débats et de contre-information en France et ailleurs, ainsi que pour les convois solidaires que j’organise à destination du mouvement social en Grèce. (1) En plus de cette somme colossale à payer, Jean-Jacques est condamné de son côté à quatre mois de prison avec sursis, alors qu’il ne s’agissait que de deux mois avec sursis en première instance.

Votre condamnation a eu lieu en appel, alors que vous aviez été relaxés en première instance. Seul Jean-Jacques Rue avait écopé de deux mois avec sursis. Comment expliques- tu cette différence de verdict entre les deux jugements ?

            J’ai tout de suite ressenti une énorme différence durant l’audience à Aix par rapport à celle qui avait précédé à Nice. L’atmosphère n’était pas du tout la même. L’avocat des identitaires, maître Lambert, était aussi décontracté qu’enthousiaste alors même que l’audience n’avait pas encore commencé, et il échangeait avec le président. Nous étions reclus dans la plus petite salle de la cour d’appel d’Aix-en-Provence alors que notre public était le plus nombreux. Et surtout, dès le début de l’audience, j’ai eu la surprise de me voir complètement interdit d’expliquer les éléments les plus importants, en l’occurrence mes arguments justifiant l’utilisation du mot « nazi » à l’encontre de l’expédition Defend Europe. Comme on peut le lire sur mon blog, j’ai développé de nombreuses analyses et montré les liens historiques concernant Génération identitaire et le nazisme, et j’ai également montré à quel point ce réseau est truffé de membres ou d’anciens membres d’organisations néo-nazies. D’ailleurs, à ce propos, le seul des 4 porte parole de Defend Europe qui ne m’ait pas poursuivi en justice est évidemment Martin Sellner, le chef des identitaires autrichiens. Et pour cause : il a lui-même reconnu dans les médias allemands et autrichiens son parcours néo-nazi ! Vu le nombre de preuves que je pouvais apporter, il était impossible de me condamner pour ce chef d’accusation, et d’autres poursuivis dans les prochaines semaines auraient bénéficié de cette jurisprudence. Malheureusement, le président du tribunal a clairement refusé à trois reprises que je fasse mon exposé bref et précis, malgré la stupeur du public. C’est tout à fait incroyable dans un tel cadre. L’argument du président a été « pas de politique ! », alors que justement dans cette affaire tout était politique, à commencer par mon utilisation du mot « nazi » sur laquelle je persiste et je signe.

« nous sommes face à un seul ennemi à deux têtes »

Cela m’évoque le procès des membres du Bastion social de Clermont-Ferrand, durant lequel le président avait également précisé qu’il ne s’agissait pas d’un procès politique. Le contexte était tout autre, mais les peines prononcées étaient étonnamment légères par rapport aux faits reprochés.

            L’exemple de Clermont-Ferrand est flagrant, et confirme une série ininterrompue de traitements inégaux entre militants fascistes et antifascistes, anticapitalistes ou révolutionnaires, depuis des décennies. La raison en est simple : nous sommes les seuls vrais ennemis du pouvoir, et il le sait pertinemment. À l’inverse, les militants fascistes, même s’ils provoquent des violences, ne remettent pas en cause les bases de la société actuelle et la nature même du pouvoir. Le fascisme n’est rien d’autre que le stade ultime du capitalisme. Quand celui-ci n’arrive plus à bercer la population d’illusions, il se durcit, se raidit, et brandit ses armes avec encore plus de violences à l’égard de tous ceux qui discutent ses choix. Le fascisme n’est pas un véritable obstacle au pouvoir économique, il est au contraire un moyen de conserver sa position quand il est remis en cause. D’où la différence de traitements par les valets du pouvoir, au sein de l’État, y compris dans la magistrature.

Cette proximité entre fascisme et capitalisme fait écho à l’actualité internationale. Au Brésil, l’élection de Jair Bolsonaro et ses promesses de privatisations massives ont ravi les marchés financiers (2)

            La situation au Brésil confirme ce que nous évoquions juste avant. Les marchés financiers sont ravis de voir le pouvoir se renforcer et l’exploitation se libérer des normes passées, notamment environnementales. On l’a vérifié dans de nombreux pays auparavant, y compris en Grèce sous la dictature des colonels (1967-1974). Ce qui nous montre une fois de plus que nous sommes face à un seul ennemi à deux têtes : fascisme et capitalisme font bon ménage pour nous piétiner, nous et les autres êtres vivants sur la Terre. Le pouvoir et l’exploitation sont des forces mortifères, à nous de prendre nos vies en main, dans la solidarité, la résistance et la création.

 

(1) Une épopée à retrouver dans le film Sur la route d’Exarcheia

(2) La bourse de Sao Polo est en hausse depuis la victoire de Jair Bolsonaro

 

Propos recueillis par Davy Delfour, le 30 octobre 2018

Illustration fournie par Yannis Youlountas

 

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