« L’humain n’a pas sa place dans l’Ehpad », rencontre avec Anne-Sophie Pelletier

Participante à la plus longue grève de France dans le secteur médico-social, Anne-Sophie Pelletier dédicaçait sont livre Ehpad, une honte française à la librairie Les Volcans, mercredi 17 avril. Nous l’avons rencontrée à cette occasion pour parler de son combat contre la maltraitance institutionnelle des personnes âgées.

Mais qu’est-ce qui va aussi mal, dans la prise en charge des malades en France ? Urgentistes, infirmiers, aide-soignants… Partout, les grèves et les dénonciations de maltraitance se multiplient, et les professionnels du soin prennent la parole. Anne-Sophie Pelletier est l’une d’entre eux.

Ancienne directrice d’établissement hôtelier, elle se reconvertit dans le médico-social en 2012. « Il y a des gens qui rentrent dans ce milieu à la fin de leurs études, et d’autres comme moi parce que des gens dans leur famille deviennent dépendants, et qu’ils se disent qu’il y a quelque chose à faire », relate-t-elle. D’abord aide à domicile, elle se heurte dès son premier jour de travail au manque de formation du personnel et de temps accordé aux patients. «Le premier jour je dois faire une toilette, sans aucune formation, sans que ce soit sur ma fiche de poste. À partir de ce moment-là, je vais aller de déconvenues en déconvenues parce que l’État ne met pas les moyens pour que les personnes puissent rester à domicile. » Rapidement, elle constate l’impossibilité d’exercer sa fonction correctement – elle raconte n’avoir qu’une demi-heure pour aider une personne à manger et décrit « une bagarre constante avec l’administration » pour leur accorder plus de temps. Après quatre ans à ce rythme là, Anne-Sophie Pelletier obtient le concours d’aide médico-psychologique (AMP), et part travailler à l’Ehpad des Opalines, dans le Jura. « Je me dis que ce sera plus facile avec une équipe, que je ne serais pas toute seule… Mais l’Ehpad, c’est encore pire : rentabilité, quantité, douche à la va-vite… Je vois mes collègues qui pleurent en allant au boulot, on travaille à la chaîne. »

« La goutte d’eau qui fait déborder le vase, c’est le mépris de la direction. Les cadres ne voient l’établissement que comme une entreprise où tout doit être rentable. »

Trois mois après son arrivée, les soignants n’en peuvent plus. Tous culpabilisent de ne pas pouvoir s’occuper correctement des patients. Pour compenser le manque de personnel, ils enchaînent les journées de plus de 10 heures sans prendre de pause, acceptent des formations sur leur jours de repos… « La goutte d’eau qui fait déborder le vase, c’est le mépris de la direction. Les cadres ne voient l’établissement que comme une entreprise où tout doit être rentable. L’humain n’a pas sa place dans l’Ehpad. » La grève commence le 3 avril 2017. Après trois mois de lutte, la direction fait toujours la sourde oreille, le conflit s’enlise. « On était très bien suivis par la presse locale, mais aucun média national ne venait nous voir, donc ça prenait pas. », raconte Anne-Sophie Pelletier. « C’était la grève des invisibles : pour la société, le rôle de soignant commence au métier d’infirmière, alors que les postes qui sont en-dessous sont essentiels dans l’accompagnement de la vie quotidienne. » Jusqu’à ce que les grévistes parviennent à contacter Le Monde. Cent jours après le débrayage, le combat trouve un écho national sous la plume de la journaliste Florence Aubenas. François Ruffin, fraîchement élu député, vient les soutenir. La prise d’ampleur médiatique force la direction des Opalines à ouvrir le dialogue. « Il y a 48 heures de négociations avec un médiateur, qui sont 48 heures de mépris. Il nous a parlé comme à des riens, à des imbéciles, toujours à nous culpabiliser… Finalement, on négocie une fin de grève qui n’est pas forcément gagnante financièrement, mais d’un point de vue moral on y a gagné beaucoup. » Après 117 jours de lutte, le personnel de l’Ehpad reprend le travail avec un gain de 3 semaines de congés payés supplémentaires, et une prime nette de 357 euros. « Quand tu fais le pro-rata, ça fait pas cher payé le jour de grève ! »

Sortir du silence

Pour Anne-Sophie Pelletier, la victoire est ailleurs : par sa médiatisation, la grève des Opalines a permis de rendre publics les dysfonctionnements des Ehpads en France. « Oui, nous avons été des lanceurs d’alerte. Aujourd’hui, quand il y a une intoxication alimentaire dans un Ehpad près de Toulouse, la presse en parle. Il y a quelques années, personne ne l’aurait su. » Malgré tout, beaucoup de travail reste à faire dans ce domaine, et il est toujours difficile pour les témoins de prendre la parole. « Les familles ont peur qu’on leur dise de mettre leurs parents ailleurs, alors qu’il n’y a pas de places. Elles portent déjà la culpabilité de ne pas pouvoir les maintenir à domicile. C’est pour ça que j’ai écrit le livre, pour que la peur change de camp : les soignants et les familles ne doivent plus craindre de témoigner. »

En attendant, elle pointe la responsabilité des pouvoirs publics en matière de traitement de la dépendance. En premier lieu, c’est le financement sans contrepartie des Ehpads privés par les Agences régionales de santé (ARS) qu’elle critique. « Quand on a des droits, on a des devoirs », estime-t-elle. « Si on veut garder des Ehpads privés à but lucratif, on les oblige à embaucher du personnel supplémentaire : le reste à charge est supérieur à celui des établissements publics, donc il faut une qualité de soins supérieure. Et on peut très bien leur demander de participer à financer la dépendance, puisqu’ils gagnent de l’argent dessus ! Je vais être encore plus radicale : je soutiens que les services funèbres doivent rentrer dans le giron du public. On ne devrait pas pouvoir faire de l’argent sur la mort, utiliser la souffrance des proches pour faire du fric. Aujourd’hui, tu vieillis dans des conditions inhumaines et quand tu meurs ça coûte une blinde à ta famille. » Pour continuer le combat dans cette direction, Anne-Sophie Pelletier prend la direction du parlement européen, en position éligible sur la liste de la France Insoumise. « Les groupes d’actions locaux nous ont soutenus depuis le début, et ont continué à être là après la grève. », explique-t-elle. « Les autres, on ne les a plus vus après les élections législatives. » Pour autant, elle ne s’arrête pas au champ électoral pour faire parler de la maltraitance institutionnelle, et prône la lutte sociale conjointe entre les différents secteurs médicaux, des chambres d’Ehpads jusqu’aux couloirs des urgences. « Je suis convaincue qu’il y a des soignants, des familles, des citoyens qui sont prêts à partir sur un mouvement de grève. La chance qu’ont les dirigeants, c’est la division. Si nous réussissons à la dépasser, tout est possible. »

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