Analyse de la couverture médiatique d’une manifestation hors-norme

Educateurs aux médias, formés à la critique des médias, nous avons décidé d’analyser le traitement médiatique de la manifestation des Gilets Jaunes de ce samedi.

 

Tout commence bien avant samedi, dans les médias. Les premiers à dégainer sont les journaux locaux, qui apprennent rapidement qu’une manifestation  » de grande ampleur » se tiendra normalement le samedi 23 février, sur la capitale auvergnate. Pour faire notre travail, nous avons repris les articles mis en ligne sur internet. (Nous n’avons pas pu enregistrer tous les journaux télévisés, ou radiophoniques). Nous pensons qu’en travaillant sur le même média internet, nous pouvions plus facilement comparer la temporalité des publications. Il ne s’agit pas ici de critiquer nos confrères qui comme nous sont sur le terrain, mais de montrer que nous sommes face à une certaine uniformisation de l’information, d’un parti pris non assumé de la part des rédacteurs en chef. Nous luttons pour le pluralisme de l’information et pour que les journalistes cessent de se dire objectifs, alors que désormais, nous en sommes sûrs (et encore plus après cet article!) l’objectivité n’existe pas. La façon dont est traitée une information influe sur notre façon de la recevoir.

France 3 Auvergne ( 8 articles depuis le 19 février) 

France 3 Auvergne parle dès le 19 février des commerçants inquiets. Ils interviewent à ce propos une commerçante, le sous-préfet et le président de Clermont-Commerce. Le lendemain, France 3 interroge le sous-préfet afin de parler, une fois de plus, des préparatifs. Un gilet jaune est cité dans cet article. Ce sera la seule et unique fois durant les 5 jours de couverture médiatique d’une manifestation pourtant à l’initiative des Gilets jaunes (GJ). Les jours suivants, les articles s’enchaînent  » Gilets jaunes, circulation, stationnement, services fermés » où est repris le communiqué de la préfecture. Le même jour, un article est titré ainsi  » Des spectacles annulés à cause de la manifestation des Gilets Jaunes ». « À cause »,  tout linguiste qui se respecte sait que cette expression est largement péjorative mettant en cause le complément circonstanciel de cause.  » En raison » aurait été plus objectif. Le lendemain, on découvre une vidéo de loin où l’on voit un camion de pompiers. D’un côté des manifestants, de l’autre des forces de l’ordre ; un titre  » le camion de pompier caillassé ». Or, aucun caillou n’est visible sur la vidéo, aucun jet d’aucun projectile. Plusieurs manifestant nous ont écrit pour nous dire qu’ils se cachent derrière le camion pour se protéger, car les forces de l’ordre sont de l’autre côté, prêts à intervenir. Ce qu’on voit clairement sur la vidéo.

Après le poids des images et l’interprétation que l’on peut en faire, celui des mots. France 3 montre des images des rues clermontoises sales (des déchets par terre), puis montre la vitre de Orange brisée ainsi qu’un parasol brûlé. Le titre : « Dégâts impressionnants ».

Lors de la mobilisation des Gj en direct, les journalistes ne donnent la parole à personne, se contentent de filmer, plutôt protégés par les forces de l’ordre. on peut comprendre que s’éloigner soit risqué, cependant, on ne voit alors que d’un prisme. Les paroles retranscrites sont ensuite toutes celles de personnes officielles: J-Y. Gouttebel, Président du conseil départemental, madame la préfète, monsieur le maire et même un message du ministre de l’intérieur qui félicite les forces de l’ordre à Clermont-Ferrand… aucun des 11 blessés n’aura eu un temps de parole sur France 3. La chaîne parlera pourtant des 16 gardes à vue, des 33 interpellations, de plusieurs centaines de casseurs, reprenant les chiffres des services de l’Etat.

Hier, l’interview d’une commerçante dont le magasin a été pillé, victime de la violence effective de la fin de manifestation. Mais toujours pas de mot, de micro pour les victimes physiques. Victimes toutes dues à des grenades lancées par les Forces de l’ordre.

Enfin, France 3 finira par parler de désintox, en expliquant que la journaliste de LCI ( « chaîne fiable » selon eux) s’est trompé en disant que des grenades étaient lancées de l’hélicoptère. Nous ne pouvons condamner cette journaliste de terrain qui doit réagir à chaud et en direct, et nous en profitons pour dire comme à chacune de nos interventions que ces médias d’information continue sont dangereuses typiquement pour ces raisons, qu’ils doivent réagir trop vite, et sans recul.

 

France Bleu Pays D’auvergne ( 5 articles depuis le 21 février) 

Du côté de France Bleu, la couverture est largement moins expansive. Le journaliste sur place est plutôt dans le cortège, et se prend les gaz comme les manifestants ! La radio commence à parler de la manifestation que le 21 février (France 3 dès le 19!) et se contente du factuel, sans alarmer. « Les agents de la ville finissent d’enlever le mobilier urbain » l’interview d’un agent de Clermont métropole est bon enfant. Le 22 février, la radio relate les dispositions à prendre au vu du dispositif mis en place par la préfecture. Interview du maire de Clermont-Ferrand, et du directeur départemental de la sécurité publique. Le 22 février, « Clermont-Ferrand se protège » titre l’antenne. Le jour de la manifestation, ce sont des vidéos sans commentaires qui affluent sur le site.

Le soir même, France bleu fait un retour en photos sur la manifestation et les violences. on y voit des photos de manifestation joyeuse (de 12 heures à 16 heures, ce fut le cas) et les photos des violences. Hier, la radio parle des commerçants touchés, avec l’interview de la même commerçante que France 3, l’interview du maire de clermont-ferrand et de la préfète.

Aucun Gilet jaune, aucun blessé n’aura été interrogé par les journalistes de l’antenne.

La Montagne ( 19 articles depuis le 21 février) 

Le quotidien régional est celui qui couvrira le plus la manifestation. Plus de 19 articles en amont de la manifestation, avec des unes toutes plus ou moins orientées vers une stratégie de la peur. « Ville morte », « Conférence de presse de la préfète, quelques jours avant », « Communiqué de la préfecture concernant l’absence de transport »,  » Comment la ville a prévu de se protéger »

Un article prophétique annonce 2 jours avant la manifestation que l’acte 15 marquera une rupture avec le pacifisme.  Alors même que le Gilet Jaune interrogé ( le premier depuis la couverture médiatique du journal) explique que lorsque les manifestations sont encadrées par eux-mêmes, il n’y a pas de risque de lacrymo, alors que celle du samedi sera encadrée par les Forces de l’ordre…

La veille, la pression monte avec 3 articles traitant de la sécurisation du centre ville, des forces de l’ordre déployées, des gendarmes postés sur les péages.

Le jour J, plusieurs témoins diront que les journalistes de la Montagne sortaient des ranges des CRS, et étaient toujours protégés par eux. Le premier article qui sort le jour même parlera des tensions entre forces de l’ordre et manifestants ( et non casseurs), avec en sous-titre  » distributeur défoncé et poubelles en feu ». Aucun article sur les premières heures de la manifestation joyeuse, sur les blessés.

Le soir-même, le canard retransmet les réactions du préfet et du maire qui condamnent les violences.

La Une du lendemain fera scandale, même sur les réseaux sociaux, tant et si bien que la rédactrice en chef sera dans l’obligation de s’en défendre sur Twitter.

Les articles suivants salueront, après avoir parlé d’agression sévère de la part des casseurs, des dispositifs mis en place. Nous ne comprenons donc pas si la ville a été ravagée ou épargnée grâce aux dispositions prises !  Mais on peut lire  » Un dispositif qui a bien porté ses fruits… » La Montagne parle bien sûr des gardes à vue, jamais des blessés.

Un article va cependant donner la parole aux Gilets Jaunes « qui découvrent la lacrymo et condamnent les violences ».

A l’heure où nous écrivons cet article, le quotidien a écrit en dernier lieu un papier sur les mesures prises pour les commerçants touchés par les dégâts matériels mais aussi la baisse du chiffre d’affaires « à cause » des manifestations tous les samedis…( Nous n’apprenons pas, en revanche, en quoi les manifestations des Gilets jaunes souvent à la Pardieu ou au Brezet condamnent les magasins du centre-ville… aucun barrage n’a jamais été effectué par ce mouvement pour l’entrée dans le centre ou dans les magasins.)

Et Mediacoop? 

Nous n’avons pas parlé de la manifestation qui se préparait, parce que tant qu’elle n’avait pas lieu, nous ne pouvions rien en dire. Nous avons cependant écrit un article le soir même de la manifestation, les yeux encore piquants et le cerveau abasourdi par tant de bruits, peur, images choquantes. Nous avons pris le parti de ne pas nous attarder sur les violences causées par un groupuscule pour plusieurs raisons: 1. Nous ne pouvions nous approcher de la rue du 11 novembre du fait des lacrymos et nous n’avons donc pas vu toutes ces casses (que nous condamnons évidemment). 2. Comme les autres médias n’ont parlé que de ça, on s’est dit que pour le pluralisme de l’information, ce serait bien de parler de la manifestation joyeuse. 3. Nous avons plus de mal et de peine pour les blessés que pour les vitrines, et nous sommes dans la rédaction d’un article sur les violences faites sur les personnes. 4. Nous avons bien conscience que contrairement à nos confrères, nous ne sommes pas obligés d’éditer tous les jours. Nous avons le luxe du temps. 5. Certains de nos confrères des rédaction citées au-dessus nous remercient d’alerter sur le fonctionnement de leur média. De l’intérieur, ils peuvent difficilement le faire.  Nous avons appris que certains manifestants voulaient casser le matériel de nos confrères de la Montagne. Nous condamnons évidemment ces propos. Si nous remettons en cause les choix éditoriaux de certains médias, nous félicitons le travail des journalistes de terrain.

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