Chroniques Belgradoises – Partie 4

Le réalisateur Pierre Merejkowski nous propose sa Chronique Belgradoise. Issus d’un voyage en Serbie, ces textes courts illustrent par une série de rencontres le passage de l’ex-Yougoslavie à une économie de marché. Nous en publions deux épisodes chaque lundi.

Novi Sad/conversation/la piste cyclable

La piste cyclable longe la rivière. Elle s’étend sur plus de cinq kilomètres. Des sacs poubelles en plastique sont fixés tous les deux cents mètres sur un pieu en acier.

« Après la chute de Milosevic, je me suis coupé les cheveux et j’ai été élu sur une liste de gauche de Novi Sad »s’esclaffe D.

Nadejda s’engage dans une allée bordée d’agences bancaires.

« Je pensais qu’en accédant à un poste d’élu-responsable je pourrais poursuivre mes expériences de Streets performer  comme ils aiment bien dire à Berlin, et ainsi que tu peux le constater de tes propres yeux, cette piste cyclable n’a rien à envier au décorum des voies sur berge de Munich et de ses célébrissimes fêtes de la bière »s’esclaffe D.

Nadejda remonte l’allée bordée d’agences bancaires.

«Novi Sad n’a rien à voir avec Belgrade.  Nous avons été placés sous la domination de l’Empire Austro Hongrois, nous avons été ensuite intégrés dans la Serbie, et  notre Maison des Paysans s’est transformée en Délégation Touristique de l’Espace européen»s’esclaffe D. en pointant son index sur un  épi de blé  gravé  sous l’arche d’un porche en fer forgé.

Nadejda s’engage dans une allée bordée de terrasses encastrées entre les façades des agences bancaires.

« Les clients de ces restaurants recherchaient autrefois ma compagnie quand j’étais le responsable de la culture de Novi Sad, et si maintenant ils me serrent la main avec indifférence, c’est uniquement  parce nous étions tous simplement  un peu plus jeunes et que nous n’avions pas encore perdu nos cheveux » poursuit D. en s’esclaffant.

Un carillon retentit au dessus des moustaches de la sculpture du Grand Duc.

« Je n’ai  pas trahi nos électeurs. Mes détracteurs ont publiquement reconnu que je n’avais pas remplacé le carillon des églises par des voix de femmes jaillissant d’un écran publicitaire » s’esclaffe D. Le serveur refuse d’un geste navré le paiement par ma carte bleue visa internationale de la triple pizza européenne que Nadejda a commandé pour moi. D. exhibe en s’esclaffant  une liasse de billet. Nadejda descend de la berline cabossée de D. Une plaque en marbre blanc rappelle qu’une trentaine d’adolescents ont péri dans l’incendie d’un dancing qui a remplacé la Maison des Syndicats.«Nos illusions nous ont conduits dans nos impasses. Ma femme s’est enfuie avec un prince du Monténégro et notre fils de dix sept ans est incapable de se faire cuire un œuf » s’esclaffe D. Nadejda remonte l’allée bordée de nains de jardins qui débouche sur les marches de notre Motel sudiste.« Nadejda a quitté la Yougoslavie quand elle avait vingt ans. Elle a ensuite vécu quinze ans à New York. Nadejda n’est pas la femme russe des romans de ton adolescence. Nadejda est une femme américaine » s’esclaffe D.

 

Belgrade/ conversation/le directeur des programmes

Les sculptures des angelots brandissent leurs torches au dessus de leurs ailes. Le couloir débouche sur les croisillons de la grille qui protègent l’entrée d’un ascenseur encastré entre les premières marches d’un escalier en marbre. Un gardien assis sur une chaise m’adresse un sourire épuisé et me demande d’inscrire mon nom et mon prénom sur une feuille quadrillée. Le producteur de l’émission poétique m’invite à m’asseoir sur un fauteuil en cuir. Il m’explique que les studios d’enregistrement de Radio B ont abandonné  depuis peu de temps l’enregistrement analogique et qu’ils viennent d’achever avec succès leur passage à l’enregistrement numérique. La petite ampoule de couleur rouge s’était  elle aussi allumé au dessus de la console de la table de mixage du studio d’enregistrement de France Culture. J’avais expliqué que les points de saturation de ma composition musicale « Film » obéissait à un refus d’un confort d’écoute qui permettait à  l’auditeur d’oublier sa condition d’esclave salarié. La technicienne avait fondu en larmes et j’avais dû lui présenter mes excuses ainsi que l’avait exigé le producteur de l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture qui avait pris le temps de m’exposer par le détail les souffrances d’un personnel qui était épuisé  par le renouvellement perpétuel d’une technologie qui n’obéissait qu’aux seules injonctions d’une rentabilité extérieure. Nadejda lit devant un micro des extraits de son dernier volume de poésie. L’ingénieur du son feuillette une revue sportive. Le producteur de l’émission poétique dissimule les tics nerveux de  son visage  dans un mouchoir. La porte capitonnée du studio d’enregistrement s’ouvre. Une secrétaire et son imposant chignon déposent  une feuille  devant la console de mixage. L’ingénieur du son appose sa signature sur la feuille de présence avec la même gestuelle de la technicienne de Radio France qui avait signé après l’ouverture d’une porte capitonnée sa feuille de présence. La lumière rouge s’éteint. L’ingénieur du son serre mon bras de sa main atrophiée. «Nous sommes très fatigués de la situation que nous traversons » murmure le producteur de l’émission poétique « Beaucoup de techniciens de France Culture finissent eux aussi dans la dépression nerveuse » dis-je serrant contre mon ventre la main Nadejda. Le serveur déguisé en maître d’hôtel n’apporte pas les trois cafés que le producteur de l’émission poétique a commandés. Un écran plat coréen diffuse entre les colonnes de grès de l’ancienne salle de réception de Radio Belgrade les images en mouvement d’un assortiment de voitures électriques.  Je ne ricane pas. Je ne souris pas. J’ai compris.  Les producteurs  des émissions culturels et les preneurs de son piétinent devant la tribune recouverte d’un drapeau rouge qui domine la salle de réception de la Maison de la Radio. Le Secrétaire de section culturelle de la Ligue des Communistes annonce que la lutte contre les déviationnistes petit-bourgeois doit se poursuivre sous peine de  voir confisqué les acquis de la révolution prolétarienne par quelques artistes narcissiques et privilégiés. Ils applaudissent. Le producteur de l’émission poétique a lui aussi applaudi en guettant avec une fébrilité masquée le camarade de l’émission culturelle qui  en applaudissant avec moins de conviction pourra être dénoncé à la prochaine réunion plénière. Le producteur de l’émission culturel ne se cantonne pas  dans le seul respect de ses applaudissements programmés. Il se porte garant si les circonstances l’exigent des créations radiophoniques  des auteurs nationaux de la nouvelle Serbie. Il applaudit avec la même conviction les prochaines orientations car il sait, pour l’avoir personnellement expérimenté, que ses applaudissements seront la garantie d’une prolongation  de son émission poétique  à condition  qu’il ait eu la sagesse de mettre à profit sa présence dans les cocktails pour revendiquer publiquement son  attachement à une totale liberté du choix des œuvres poétiques diffusées numériquement sur les ondes de radio Belgrade qui constitue l’ultime barrage contre la sous culture du rouleau compresseur américain. Les producteurs des programmes convoqués chaque jeudi matin dans la réunion d’harmonisation des programmes de la chaîne de télévision franco allemande  Arte n’applaudissent pas le Directeur des Programmes désigné par un comité éditorial consultatif. Ils rivalisent d’énergie pour se renvoyer mutuellement les divers arguments qui valoriseront les décisions  du Directeur des Programmes qui seront démocratiquement appliquées. Leurs regards furtifs  ont pour seul objet de mesurer les inflexions de la voix du Directeur des Programmes qui pourraient être les prémices de la disgrâce du chouchou de la maîtresse du Directeur des Programmes,  et c’est ainsi qu’un jeudi dans la soirée, comme cela, sans aucun avertissement, un producteur d’une émission culinaire a reçu dans sa messagerie personnelle un mail l’informant que l’émission culinaire qu’il produisait depuis plus de cinq ans avait été supprimée de la grille des programmes et du jour au lendemain, sans aucun avertissement, sa femme demande le divorce, sa maîtresse le quitte, la messagerie de son mobile professionnel n’enregistre plus aucun message, les invitations à des colloques sur les  émergences européenne se tarissent graduellement puis définitivement au fur à mesure que la nouvelle de la suppression de son émission se répand  et dans le silence qui succède au tohubohu, certains producteurs de programme, craignant les effets d’une réplique contagieuse sur leur programme se suicident, tandis que d’autres producteurs de programme se félicitent intérieurement d’avoir eu la sagesse d’avoir opéré la reconversion de leurs droits d’auteur et de leurs jetons de présence dans un achat comptant de vignobles français équitables, et puis, graduellement, au fil du renouvellement des saisons des séries programmées, la tension cardio-vasculaire reprend son rythme de croisière , les cocktails reprennent le cours de leurs harmonieuses et plaisantes confrontations policées, et  les producteurs de programme finissent dans leur ensemble par se faire une raison , ils ne ricanent pas, ils ne rient pas, ils attendent des jours meilleurs, patience, patience, il suffit juste de patienter et un jeudi matin ils seront de nouveau conviés à assister à la réunion d’harmonisation du jeudi matin, il ne fallait surtout pas s’affoler, ou crier ou tempêter, ou alerter la presse, les médias sociaux, les réseaux sociaux, la direction de la chaîne a changé, une nouvelle direction s’est mise en place à la suite d’une soudaine et toute aussi inexplicable éviction du directeur du Cabinet du Ministre de la Culture, une nouvelle ligne éditoriale plus ouverte, plus généraliste, moins élitiste est évaluée le jeudi matin, la nouvelle direction de la Ligue des Communistes Yougoslaves a mis un terme aux manœuvres de  la précédente direction  et les chouchous évincés des directeurs des programmes  peuvent reprendre leur fonction de contrôleur qui leur avait été retirée. Le serveur déguisé en maître d’hôtel verse un liquide saumâtre dans les trois gobelets en plastique. Le producteur du programme de poésie se mure dans son silence. Ils se sont tous murés dans leur silence. Le père de Vera s’est  muré dans le silence de son appartement de Bucarest. Leurs reniements successifs prononcés au nom d’une succession d’étapes transitoires approuvées par leurs épouses qu’ils qualifiaient d’arriviste ont cessé de trouver leur justification dans les sourires de  leurs filles qui s’étaient empressées d’accepter le jour de leur majorité les bourses d’études que les prestigieuses universités américaines avaient versées aux rejetons des ex-dignitaires des anciennes démocraties populaires qui avaient en un temps record œuvré pour la transformation d’une économie planifiée en une économie de marché.

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