Chroniques Belgradoises – Partie 5

Suite et fin des Chroniques belgradoises, du réalisateur Pierre Merejkowski. Issus d’un voyage en Serbie, ces textes courts illustrent par une série de rencontres le passage de l’ex-Yougoslavie à une économie de marché. Nous en publions deux épisodes chaque lundi.

Belgrade/ conversation/ la Maison des Ecrivains

Le délégué de la Maison des Ecrivains de Serbie ne s’est pas suicidé. Un pigeon atterrit sur une des  statues champêtres alignées dans l’allée qui comme dans l’allée de la Maison de la Société des Lettres  Francophones débouche sur un perron filmé jour et nuit par une caméra de surveillance.  Le délégué de la Maison des Ecrivains de Belgrade ne m’invite pas à prendre place sur le fauteuil  en faut cuir des Balkans qui domine une liasse de demandes d’accréditation. Nadejda et le délégué de la Maison des Ecrivains de Serbie chuchotent.  Le chuchotement est la règle des sociétés des écrivains. Le danger est omniprésent. Les délégués des sociétés des écrivains ne tempêtent pas. Les délégués des sociétés des  écrivains ne sourient pas. Les délégués des sociétés des écrivains  ne ricanent pas. Les délégués des sociétés des écrivains surveillent.  Nadejda est revenue. Nadejda n’est pas seule. Elle est accompagnée par un élément extérieur. Je suis un élément extérieur. Et il est tout à fait possible que je sois un émissaire de la Société des Ecrivains Francophone qui serait chargé de rédiger un rapport secret contre les atteintes manifestes de la liberté d’expression de la nouvelle Serbie afin de justifier les frais de représentation part et fixe et variable que se sont octroyés les membres du jury des bourses d’écriture  désignés par le conseil d’administration de la Maison des Lettres Francophones et il serait dans ce cas tout à fait envisageable que le sempiternel bloc d’opposants de sociétaires aigris prenne prétexte de la  lecture de ce rapport  secret diffusé par un syndicaliste pour manifester une opposition de façade contre un conflit d’intérêt entre l’ensemble du Conseil d’Administration et les Membres des Jury des Bourses d’écrivain (adhérent simple, adhérent stagiaire, sociétaire associé, sociétaire confirmé, sociétaire déclaré) afin d’attirer sur leurs propres candidats aux postes d’administrateurs disposant de cent vingt cinq voix les suffrages des adhérents de base disposant d’une seule voix, mais dans ce cas, il est vrai, la situation restera sous contrôle, le président et le délégué du Conseil d’Administration coordonneront  leurs ripostes, un éditorial signé du président de la Société des Lettres Francophones rappellera la nécessité de s’unir contre la déréglementation prônée par la marchandisation de la culture, le Délégué ordonnera dans le quart d’heure l’envoi des lettres recommandées qui annonceront à l’ensemble des adhérents de base  la tenue d’une assemblée générale extraordinaire qui aura pour objet de mesurer les dangers  que font courir sur la société d’auteur francophone les positions démagogiques du bloc d’opposants, et dans le cas tout aussi hautement improbable  où ce sempiternel bloc des sociétaires aigris réussirait par une série de provocations démagogiques à convaincre les adhérents de base ne disposant que d’une seule voix de  voter pour  leur majorité de circonstance qui recueillerait ainsi une majorité des suffrages contre les rapports moraux et financiers soumis à l’assemblée générale des adhérents de base et des sociétaires, les membres du Conseil d’Administration  n’auront malheureusement pas, et à leur vif regret,  d’autre solution que de se résoudre à suspendre jusque à la tenue de la prochaine assemblée générale ordinaire, les travaux de la commission des aides exceptionnelles placée sous la double autorité du président de la commission du droit de communication et de l’assistante sociale recrutée par le Conseil d’Administration, mais il était dit, malheureusement, qu’en cette chaude matinée ensoleillée, le péril apparent et passager que représentaient ma présence et celle de Nadejda devait se doubler d’une nouvelle intrusion imprévue et imprévisible.. « Je te connais » s’exclame un sociétaire hirsute en serrant contre son cœur une demande d’accréditation.  La panique se lit sur le visage du délégué. L’improbable est devenu réalité. Une monstrueuse alliance se dessine dans la Maison des Ecrivains Serbes entre un élément extérieur étranger et un sociétaire hirsute. «Nous nous sommes rencontrés en mille neuf cent soixante quatorze  dans la Communauté  de l’Arche » poursuit impitoyablement le sociétaire hirsute. « Je te présence un réalisateur d’avant-garde de Paris » chuchote précipitamment Nadejda. . « Nous allons passer tes films dans la forêt, sous les arbres, là où le peuple ne s’est jamais renié » s’extasie le sociétaire hirsute. Le délégué adresse un  signe de tête à l’imposant chignon d’une secrétaire tapie entre  les deux armoires en acier trempé de l’ancienne RDA. Les énormes cuisses d’un adolescent en treillis des forces spéciales s’encadrent dans la cage en acier trempé de l’ascenseur. « Nous nous demandions tous où  tu  étais passé » chuchote Nadejda. «  Dariski  apparait et disparait quand les circonstances l’exigent » chuchote le délégué. « Tu es  ici en Serbie et tous les Français seront toujours chaleureusement accueillis par leurs frères d’arme Serbe  qui ont partagé l’offensive de Thessalonique en 1916 » grommelle l’adolescent en treillis des forces spéciales en s’enfonçant dans le fauteuil. « Vous prenez du sucre avec votre café ? » chuchote le chignon imposant. « Je  ne prends jamais de sucre dans mon café, le sucre provoque des graves caries » dis-je en regardant avec une indifférence calculée le pinçon royal incrusté sous la petite cuillère en argent que me tend servilement Dariski.  «Tu as une autre question à nous poser ? » chuchote le délégué. « Questionne et tu auras la réponse. » grommelle l’adolescent en treillis des forces spéciales.

 

Belgrade/conversation/ le modérateur

L’affiche placardée sur la porte vitrée de la cafétéria décline les trois temps de la rencontre. Un premier temps sera consacré à la présentation de ma démarche cinématographique, le second temps sera réservé à la projection de mon film Que faire ?et le dernier temps s’articulera autour d’un échange débat entre la table ronde, l’appariteur et les spectateurs. La porte vitrée de la cafétéria laisse échapper les dernières notes du cornet acoustique qui  accompagne le générique de fin du film « Que faire ? ». La lumière jaunâtre d’un  spot se faufile entre le  crâne du modérateur de  la table ronde et les aquarelles tourmentées des étudiants.  Nadejda entame la présentation de ma démarche cinématographique. L’appariteur  me désigne un tabouret coincé sous une table basse. J’adresse un aimable sourire à l’appariteur. Le modérateur de la table ronde interrompt  Nadejda.  « Que pensez-vous de la  crise que traverse le cinéma européen qui s’est manifestement aligné sur les injonctions du FMI ? demande un étudiant  assis à droite d’une étudiante asiatique.

« Pourriez vous nous dire si pour vous  l’art est un prolongement de la vie  et dans le cas où vous répondiez par l’affirmative à cette question, pensez vous qu’il soit possible d’adopter une position singulière qui serait en contradiction avec l’impunité manifeste des réseaux sociaux ? complète  le modérateur de la table ronde.

«Nous ne pouvons parler que des crises qui nous concernent,  un texto du syndic de mon immeuble vient de m’avertir  que suite à un grave dégât des eaux, je dois prendre contact le plus rapidement possible avec un plombier,  dis je en écartant la table basse du tabouret.

« J’aimerais savoir si les réactions du public de vos films sont différentes en fonction de leurs nationalités ? ajoute l’étudiant  assis à gauche de l’étudiante asiatique

« Le choix assumé des projections que notre invité qualifie de minoritaire est un point qui est important de souligner, précise le modérateur de la table ronde

«Ma démarche  s’apparente à une démarche militante. Un militant ne recule jamais. Mes projections minoritaires continueront quelques soient les circonstances dépendantes ou indépendantes de ma volonté, dis je en en écartant le tabouret

« Pourriez-vous citer un exemple d’une de ces circonstances extérieures indépendantes de votre volonté qui seraient en contradiction avec votre activisme de militant minoritaire? interroge l’étudiante asiatique

« J’ai réussi ce matin  à m’enfuir de la chambre de sa cousine que Nadejda avait verrouillée  après m’avoir contraint à répéter une dizaine de fois sous la lampe torche qu’elle braquait sur mon visage que j’étais un homosexuel refoulé qui prenait du plaisir dans la souffrance des femmes, dis je en écartant la table basse.

« Auriez-vous un dernier point à préciser que nous n’aurions pas pu faute de temps  aborder? interroge le modérateur de la table ronde.

«Je ne suis pas coupable. J’aime Nadejda » dis-je en écartant le tabouret.

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