Un cri

un-cri.jpg

Un cri. Le cri de l’innommable. Ma vie de journaliste doit sa trajectoire à ce hurlement. Nous sommes en 2008. Je porte mon premier enfant depuis quelques mois. Depuis un an, je dirige une radio locale, et pour un groupement de radios associatives, (à laquelle la mienne appartient, bien malgré moi), on fait de l’actu. Un journal régional quotidien qu’il faut combler avec du son. Ce jour-là, c’est moi qui m’y colle. Fugue d’enfants dans un petit village corrézien. Les gendarmes me laissent passer, et je descends vers le point de rencontres. A deux doigts des habitations des enfants disparus. Deux maisons mitoyennes. Les deux familles angoissées, collées l’une à l’autre, unies par un seul et même mur. Les deux camarades sont voisins, et ils sont partis jouer ensemble la veille, un mercredi après-midi, et ne sont jamais rentrés. Tous pensent à une fugue. Ce n’est pas grave une fugue. Alors autant penser à ça. J’ai 27 ans, et je n’aime pas l’actualité, elle ne fait pas mon attrait au métier. Je n’y vois aucun talent à déclarer, aucune difficulté. Il s’agit simplement de remplir les journaux, sans recul, sans enquête, sans réflexion. Tendre son micro à la bonne personne, la laisser dire ce qu’elle a à dire. Au mieux le piéger un peu, au pire le laisser mentir. Mon métier me lasse. Même si la direction d’antenne de la radio me permet de donner une ligne éditoriale, il n’empêche, il faut coller à l’actu pour ce groupement de radios associatives, qui pensent bien à tort d’ailleurs, concurrencer le réseau de Radio France, dont lui, c’est le métier, l’actu.

Bref, nous sommes un jeudi matin. Des maisons mitoyennes, deux enfants disparus, des dizaines de journalistes, caméras, photographes, en train de boire un café. Il fait beau. Nous profitons du cadre tandis qu’à quelques mètres, deux familles se blottissent l’une à l’autre. Personne ne le dit mais le lac qui borde les deux maisons pourrait bien être le piège mortel des deux enfants. Mais, nous sommes trop occupes à nous ennuyer. Notre rôle ici n’est pas d’enquêter, vérifier voire réfléchir, à la place de la gendarmerie, ou des pompiers. Nous, journalistes, nous sommes là pour attendre l’info et la divulguer. D’ailleurs, un par un, nous allons voir le maire du village, car notre seule inquiétude, loin des considérations empathiques vis-à-vis des familles, est de savoir si nous avons bien une connexion Internet pour envoyer nos sons. Le maire y passe son temps, alors qu’il aimerait tant aller à la recherche des enfants, câliner les parents. Il se voit dans l’obligation d’assouvir le désir de Haut débit d’une tribu de journalistes inconnus, venus lui descendre tout le thermos de café. Il nous bloque une petite salle à quelques centaines de mètres, de laquelle nous pouvons nous connecter, et écrire nos papiers. Pour nous, journalistes pourris, l’essentiel réside dans le fait de ne rien louper, d’être le premier à savoir, donc nous ne bougeons pas de notre lieu de sitting, tout près des maisons mitoyennes et du lac. Notre métier ce jour-là, comme tant d’autres jours, consistent à s’emmerder royalement, mais de pouvoir dire : « j’y étais » !

Midi, il faut envoyer le premier son, un son du néant. Rien ne s’est passé. Mais nous n’allons pas diffuser que notre seule actualité, notre seule réalité de la journée c’est un débat sur le café qu’on nous distribue pour rester éveillés, que certains trouvent dégueulasse, et que des gens, comme moi qui ne boivent que du thé, trouvent trop fort. Alors, on brode. Cela pourrait être artistique de broder, mais c’est en fait puant et mensonger. On parle de l’étang, des maisons mitoyennes, des pompiers qui n’ont pas cessé une minute. Sans donner d’information, puisqu’elle n’existe pas. Un vrai teaser. On donne à l’antenne, les rumeurs. L’un sait nager, l’autre pas. C’est une info non ? Le résultat d’un vrai travail d’enquête.

Le maire me demande, les yeux embués si tout va bien, si Internet marche. Nous ne sommes que tous les deux dans cette salle qui sert de relais avec le monde. Je lui réponds que c’est parfait. Puis, il se tait, je le vois retenir ses larmes. Il connaît les gosses. Voilà 24 heures qu’on ne les a plus vus, il n’a que peu d’espoir. Je redescends avec lui dans la meute des journalistes. Certains rient, d’autres se racontent leur vie. Nous sommes postés à même pas cent mètres des maisons. Et nous ne compatissons pas. Je touche mon ventre, la vie à l’intérieur. Je ressens les premiers émois d’une mère. Je me demande ce que je fous là, j’aurais pu rester au bureau, passer un coup de fil à un collègue présent, cela aurait suffi. Je suis là, à regarder mes camarades filmer des pompiers, filmer les maisons, filmer l’étang. Je les vois tenter de trouver les familles, allant jusque dans leur jardin, voire regarder par les fenêtres. Je les vois se servir du café comme au bar, comme accoudés au comptoir, à se raconter les derniers potins, leurs prochaines missions. Je caresse mon ventre, assise en bord du lac, j’ai besoin de silence, de calme. Je n’ai jamais vu les enfants disparus. Ni leur famille. Mais bordel, on parle de vie, de parents, de mômes, de disparition, de drame, de peur, d’angoisse, d’espoir. Une amie photographe me rejoint, on part se balader autour du lac. En silence. Et puis, on voit les pompiers sortir les corps de l’étang. Ma collègue pointe son arme de production d’actu, son appareil. Instinctivement, je lui rabaisse. On s’en fout du scoop. Les gamins sont morts. Elle me regarde froidement. Puis redescend rapidement le dire aux autres. Je vois la fourmilière, perturbée par la nouvelle info, se désorganiser. Chacun reprend sa caméra au poing. En redescendant, je découvre qu’un journaliste informe le maire qui s’effondre. Je vois surtout les maisons mitoyennes encore allumées du secret espoir de les retrouver. Mais non, nous journalistes, savons le pire, pouvons envoyer à nos rédactions l’immonde, presque fiers de nous. Fiers de connaître avant tout le monde la fin tragique du mercredi des deux petits garçons. Fiers car c’est sacrément vendeur la mort d’enfant. Et là, Deux d’un coup.

Je vois les caméras tourner autour de la maison. Les gendarmes, le préfet tentent de reprendre le dessus. Mais difficile d’affronter une meute en rut, en chaleur. Besoin de niquer l’actu, de baiser le journal télé du confrère. Il faudrait pour vraiment être bon, des images d’une mère qui pleure. Au moins une, si pas les deux. Si elles pouvaient se crêper le chignon ces deux orphelines, histoire qu’elles rendent l’autre responsable et qu’on ait des images pour demain.
Tout s’accélère, tout devient irréel. 
Et puis le cri….
Ce cri qui transperce le ciel, le cœur, mon utérus plein. 
Ce cri d’une mère à qui l’on vient d’apprendre la mort de son enfant. 
Ce cri qui m’assoit, qui me fait pleurer, qui me rend immobile.
Ce cri qui me fait dire : « qu’est ce que je fous là ? Quelle est ma légitimité ? Ces mamans qui vivent l’horreur ont des dizaines de témoins inconnus qui ne cherchent qu’une chose : démasquer leur malheur, leur tristesse afin d’en faire la une des journaux. 
Rien de glorieux que ce métier là.

J’entends des collègues s’auto-congratuler d’avoir les images de la maman. D’autres tentant de filmer les corps. Les pompiers sont écœurés. Le maire a abandonné. Le préfet va faire son discours. Les enculés que nous sommes, vont lui poser des questions, certains osent l’irresponsabilité des parents laissant jouer leur enfant près d’un étang. J’ai envie de vomir. On fait de l’horreur, notre gagne-pain, on a senti l’adrénaline. On est contents, on connaît l’issue de cette histoire. Demain, on en aura une autre. On n’a rien fait que d’attendre mais on a l’impression de sortir un scoop. 
Je fais mon papier par téléphone, en direct. Je suis secouée, j’envoie le son du préfet. Je n’ai rien d’autres à ajouter. Les camarades reprennent leur conversation sur les matches de foot, la ligue 1, le planning de la semaine, les grévistes…La presse locale part, la nationale cherche un hôtel. Il est tard. Il commence à faire nuit. Je bouscule un homme. Je croise le regard de celui qui doit être un des grands-pères. Je me poste devant lui : « pardon ». Pardon, j’espère ne pas vous avoir fait mal, pardon d’avoir été là, à vous parasiter, à parasiter votre village, à avoir attendu patiemment la mort, à avoir été soulagée que tout soit fini pour demain, pouvoir passer à autre chose. Pardon, je ne me souviens même plus ni de l’âge ni du prénom de votre petit-fils. Pardon monsieur, d’avoir été là, bordel, là, là et à ce moment là, à partager l’indicible avec vous. L’horreur absolue. Pardon, mais il faut que je rentre, mon mec m’attend, on a apéro chez des copains. Croiser l’horreur avec vous ne fait partie que de mon métier, cette horreur là n’est pas ma vie, elle vous regarde, moi je suis juste venue la dire, la montrer, l’enregistrer. Mon micro était éteint lors du cri. Mais je sais que ce soir, vous pourrez l’entendre dans votre télé. Vous aurez autre chose à faire, monsieur, ce soir, mais je veux dire, votre village, les gens qui seront en train d’aspirer leur soupe devant leur petit écran, vont entendre ce cri. Vont-ils s’arrêter de manger pour autant. Rien n’est moins sur…il ne faut aucun talent pour faire ce que nous avons fait aujourd’hui. Juste parler au micro. Juste attendre que le destin s’en mêle, que nos destins s’emmêlent. Il nous fallait une connexion Internet sinon on pétait un câble. Oui, vous aussi vous pouvez péter un câble. Vous avez le droit aujourd’hui. Mais nous, si nous n’avions pas de connexion, nous serions venus pour rien. Parce que c’est ça en fait. Votre petit-fils, pour les journalistes, il n’est qu’une actu, un fait divers. Tristouille le fait divers. Mais avouez le, ce n’est pas tous les jours que deux enfants, voisins par un seul mur, embarquent dans un bateau inondable, à 50 mètres de chez eux. C’est vendeur, n‘est-ce pas ?

Pardon, monsieur. 
Je suis devenue doublement maman depuis vous, depuis le cri, depuis la mort de vos enfants. 
J’ai changé. Je n’ai plus fait d’actu. Encore moins de fait divers. D’autres continuent de s’en charger pour moi. Ma première fille a 5 ans et demi. Elle déteste quand je crie. Ca m’arrive pourtant parfois. 
J’ai décidé qu’être journaliste, que mon journalisme c’est réfléchir, s’instruire, comprendre, remettre en cause, en question ses idées de départ. 
J’ai décidé de mon journalisme. A la radio, nous avons enlevé de notre grille, les journaux, nous n’avons plus fait d’actualité, préférant les débats, les portraits, les émissions d’une heure sur des thèmes polémiques ou drôles. 
Je me passionne pour un sujet et je peux y passer des heures, des jours, des semaines. 
Je vois encore les morts, les disparitions défiler sur la télé que je laisse silencieuse de plus en plus souvent. Les chaînes en continu nous ont même fait vivre l’épopée de Mohamed Merah en direct. J’ai imaginé les journalistes, plantés là, buvant leur café, attendant l’assaut final. Le grand talent du journaliste c’est en fait de savoir le moment exact ou il peut aller se resservir une tasse en étant sûr de ne rien louper. Vous imaginez le flair qu’il faut ?
Je n’ai jamais osé repasser près de l’étang. Je me suis d’ailleurs dit que peut-être vous aviez pu en déménager. 
J’aimerais que vous lisiez ces lignes. J’espère que la médiatisation de ce drame ne vous a pas trop blessé, que tous ces petits commentaires des uns et des autres sur votre éventuelle responsabilité n’ont pas rajouté de peine à votre peine. Je regrette d’avoir participé à ça, à ce merdier, je regrette de ne pas avoir mis un coup de pieds dans les couilles du JRI venu filmer par vos fenêtres. Je regrette surtout que le mercredi soir, quand vous avez appelé vos enfants, ils ne soient pas rentrés. Je pense souvent à vous, et pour vous, pour tous ces gens qui traversent un drame, j’ai changé mon journalisme. 
Pardon, monsieur, je vous ai bousculé, vous n’êtes pas tombé, vous vous êtes raccroché à temps. Et vous avez continué votre chemin, après m’avoir fixée, j’ai vu dans vos yeux comme la supplication de vous enlever ce mal. J’ai baissé le regard en premier, n’assumant pas cette douleur que j’étais pourtant venue enregistrer. Vous avez continué votre chemin, avec ce jour immonde dans la collection des jours qui se suivent et normalement se ressemblent à peu près. Témoin de votre douleur, pire perturbateur de votre trajectoire en vous faisant trébucher. En somme, journaliste…et pas fière de l’être…le journalisme s’il doit être la plume dans la plaie…ne doit pas l’être dans celle de l’autre, celle qui ne cicatrise pas, ne se referme pas, et que nous aurons infectée.

A Kevin et Vincent.

Eloïse Lebourg

Nos actionnaires, c'est vous.

Aidez-nous à rester gratuit, indépendant et sans pub :

0 réflexion sur “Un cri”

  1. Texte poignant Texte poignant, qui nous rassure sur la moralité des journalistes dont beaucoup confondent information et « investigation fouille merde »…
    Merci Eloïse LEBOURG.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

nos derniers articles
Cet article vous a plu ?

Soutenez le Cactus !

Le journalisme a un coût, et le Cactus dépend de vous pour sa survie. Il suffit d’un clic pour soutenir la presse indépendante de votre région. Tous les dons sont déductibles de vos impôts à hauteur de 66% : un don de 50€ ne vous coûte ainsi que 17€.