L’immersion est rapide. On se balade dans des nuages de gaz lacrymogènes, avec des détonations et des cris en fond sonore. On croise du monde. Toutes sortes de personnes descendues dans la rue en ce mois de décembre 2018. On discute, on échange, on vibre, on soutient, on souffre. C’est le début du mouvement des Gilets jaunes.

Ici, l’immersion se fait loin des images frénétiques de défilés ou de confrontations. On se retrouve pris dans une errance contemplative, à déambuler dans les rues et dans les parcs, au fil des rencontres. On suit une rencontre amoureuse qui se crée en même temps que se découvre l’intensité et la force collective qui émanent de ces révoltes.
Fait d’amours et de révoltes, « Boum Boum » (JHR Films) est complexe et intrigant. Un récit sensible et personnifié que Mediacoop a voulu creuser en rencontrant sa réalisatrice, Laurie Lassalle. Entretien.

Comment ce projet a-t-il commencé ?
Le 1er décembre 2018, je suis descendue dans la rue, à Paris, pour l’acte 3 des Gilets jaunes. J’ai été sidérée et j’ai rapidement sorti mon téléphone pour filmer. C’était une manière pour moi de comprendre et de réaliser ce qu’il se passait. Le samedi suivant, j’ai rencontré Pierrot, qui devient mon binôme. On se met à filmer systématiquement les manifestations, les rencontres et les échanges pendant les mois qui suivent.

Le rendu final est assez surprenant, voire perturbant… Pourquoi autant « se mettre à nu » dans ton documentaire ?
Avec cette impudeur, je voulais mettre le spectateur du côté de la sensation, du ressenti, et non pas de l’intellect. Cette intimité dévoilée incarne une expérience singulière, plutôt qu’une grande Histoire, qui invisibiliserait les récits individuels. De plus, le film est au présent. Ce n’est pas une rétrospective, le but est de revivre les sensations et les bousculades, de s’immerger.
Au-delà de toi et Pierrot, il y a ces portraits passionnants de Gilets jaunes réalisés dans le feu de l’action…
L’idée était de faire des portraits en mouvement qui aient une résonance intime. Je voulais me détacher des portraits plus sociologiques pour appréhender les individus de manière plus viscérale et plus humaine. On rencontre notamment Ramata Dieng, de l’association Vies Volées, Icham, le pâtissier, un ancien ouvrier, une mère de famille…

Qu’est-ce que tu as voulu montrer avec ce film ?
J’ai voulu montrer qu’il n’y a pas de révolution sans amour. Qu’il y a des liens forts entre l’amour et le politique. Il nous manque des documentaires sur les mouvements sociaux qui intègrent les affects, c’est-à-dire l’amour, l’amitié, les désirs, la colère. C’est trop souvent des regards masculins. Lutter n’est pas que sérieux. C’est aussi prendre soin de soi et des autres, accepter nos émotions et en faire une force. J’ai voulu parler de la tendresse, de l’honnêteté et de l’entraide en situation de crise.
Et quel est son message politique ?
Il n’y a pas un seul avis qui est donné dans ce film, mais une multitude. C’est un regard parmi d’autres, un film de cinéma qui est fait de personnages avec lesquels on dialogue, et de métaphores. On suit des personnes qui se remettent beaucoup en question, qui se cherchent et évoluent au fil du film. Je voulais illustrer la parole et la pensée en mouvement, transformées par des événements marquants.

A un moment du film, tu t’adresses à Pierrot, avec lequel tu es en « amour libre », en disant « toi, tu as tout ».
C’est un moment où j’ai réalisé qu’il y avait un déséquilibre dans notre relation. Par amour, on veut y croire, alors qu’en vrai, c’est plus difficile à mettre en pratique. C’est autant le regard d’une femme qui désire un homme dans un mouvement social, qu’un regard féministe qui réalise que l’amour libre est souvent à l’avantage des hommes, comme a pu l’expliquer Victoire Tuaillon.
Pourquoi avoir décidé d’en faire un film ?
Cela m’a pris une année pour essayer de me remettre d’un double traumatisme, celui de mon amour brisé et d’un mouvement social mutilé, étouffé par la violence de la répression policière. Lors du 1er confinement, en mars 2020, je me suis retrouvée avec 30 heures d’images. Je m’y suis confrontée avec l’idée d’en faire une histoire d’amour et de révolte, tout en faisant un pas de côté par rapport à ce que j’avais vécu. Ce n’est pas le cas habituellement, mais cela a aussi été thérapeutique pour moi.
Un mot de conclusion ?
C’est un documentaire hybride, fait de manière sauvage. C’est grâce à la force collective qu’il a pu être soutenu, produit et distribué. Il est fragile, avec ses défauts, l’essentiel étant qu’il se détache de moi et vive sa vie. Qu’il appartienne aux personnes qui le regardent.
Sorti le 15 juin 2022, Boum Boum est toujours en salle. Photos: jhrfilms.