Mais jusqu’où ira l’État turc dans sa volonté de persécuter et de réduire au silence les voix dissonantes ? Qui peut bien être Pinar Selek pour subir près de 24 ans d’acharnements politiques et juridiques ? Et qu’a-t-elle fait pour être condamnée à la prison à perpétuité et, potentiellement, à des milliers d’euros de dommages et intérêts ?
« Cette condamnation est politique »
Nous n’aurons pas de réponses directes à ces questions de la part de la sociologue. Épuisée et sous le choc de sa condamnation, elle a décidé de faire une pause médiatique. Mediacoop lui affirme tout son soutien et revient sur un jugement qui illustre une liberté – publique, politique, académique, journalistique – jamais acquise face aux États quels qu’ils soient.
Née en 1971 à Istanbul, Pinar Selek est sociologue, militante féministe et antimilitariste, et écrivaine. Exilée en France, elle a obtenu la nationalité française en 2017. Actuellement enseignante – chercheuse à l’université Côte d’Azur à Nice, elle s’est confiée à Nice-Matin le lendemain de sa condamnation : « Cette condamnation est politique. Elle n’a rien à voir avec le droit. J’ai été condamnée pour mes recherches. On a inventé une histoire pour criminaliser ma condamnation ».
Ces recherches découlent de ses préoccupations pour les populations précaires, marginalisées et/ou victimes de violences en Turquie (cf. Bibliographie). Toutes celles et ceux que le pouvoir nationaliste veut maintenir dans l’ombre. Elle travaille en tant que sociologue ou en tant que militante aux côtés des enfants et adultes sans domicile fixe, des personnes transsexuelles et travesties. Puis, elle se lance dans un important travail de recueil de paroles des populations kurdes et arméniennes, et écrit « également dans divers journaux et magazines contre le militarisme, le nationalisme, l’hétérosexisme, le capitalisme, et toutes les formes de domination. »
24 années d’acharnements policiers et juridiques
Une histoire qui remonte à 24 ans en arrière. En juillet 1998, une explosion a lieu dans le marché aux épices du centre-ville d’Istanbul, faisant sept morts. Deux jours plus tard, Pinar Selek, alors jeune sociologue est arrêtée et torturée. Les interrogatoires ont pour sujets ses recherches sur les minorités et les populations marginales en Turquie. Elle est libérée en 2000, puis jugée en 2006. Elle est acquittée. Mais le procureur fait appel.
Rejugée en 2008, elle est à nouveau acquittée. Mais la Cour de cassation fait, de nouveau, appel. La jeune sociologue se réfugie en France. Troisième acquittement en 2011, et le procureur fait appel. En 2012, « la Cour annule son propre acquittement (du jamais vu dans l’Histoire mondiale du droit !) ».
« À chaque fois, la haute cour cassait la décision », explique-t-elle. « En 2013, le juge a annulé l’acquittement. Et en 2014, j’ai encore été acquittée, une cinquième fois. Il n’était plus possible de renvoyer devant la Cour de cassation, mais il restait encore la Cour suprême. »
Entre temps, il s’est avéré que l’explosion au Bazar était un accident dû à une fuite de gaz, que les procédures juridiques étaient entachées d’irrégularités et que des témoins avaient fait leurs aveux sous la torture. Ce qui n’a en rien empêché la justice turque de continuer à la persécuter sans relâche jusqu’à aujourd’hui.
La Turquie, une des plus grandes prisons politiques du monde ?
Les exemples d’emprisonnement arbitraire en Turquie sont innombrables. Ils concernent les universitaires, étudiant.es comme professeur.es, au point où le média Le Temps parlait, en 2018, de l’Université comme « antichambre de la prison« . Mais ils concernent aussi les journalistes, les militant.es de toute sorte (féministes, pro-kurdes, libertaires…) et l’ensemble des minorités culturelles et religieuses.
En 2012, la Turquie était en tête du classement mondial des pires pays en terme de liberté de la presse. Amnesty International en parlait comme de la plus grande prison du monde pour journalistes en 2019. En 2020, le pays comptait près de 160 journalistes emprisonnés. Pour ce qui est de 2022, selon Reporters Sans Frontières (RSF), la Turquie pointe à la 149ème place (sur 180), entre Hong-Kong et l’Inde. En cause, des lois de censure de la presse, un contexte où « 90 % des médias nationaux sont sous le contrôle du pouvoir » et une répression politique, administrative, juridique, physique et économique envers toutes les personnes dissidentes au pouvoir en place.
A noter que la France, en 2020 et 2021, occupait la 34ème place du classement, notamment à cause des violences policières en manifestation, d’un contexte de concentration des médias des plus dangereux et de lois qui, selon l’ONU, pourrait porter préjudice à l’Etat de droit.
Agir pour ne pas se résigner
Il est important de s’informer et de parler de l’histoire de Pinar Selek et, à travers elle, de toutes les autres. La solidarité internationale est primordiale dans ces combats. C’est une manière de se renforcer, tout en mettant la pression sur la Turquie directement, et sur la France pour qu’elle prenne position.
A côté de cela, l’argent reste le nerf de la guerre. « Depuis le début de cette affaire, j’ai reçu l’aide de près de 200 avocats pour ma défense. Cela a entraîné beaucoup de déplacements, cela m’a coûté très cher », explique Pinar Selek. C’est pour cette raison qu’une cagnotte a été lancée pour l’aider à payer ses frais de recours à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et à la cour constitutionnelle de Turquie (lien vers la cagnotte). Pour plus d’informations : https://pinarselek.fr/
1 réflexion sur “Turquie: la sociologue Pinar Selek condamnée à la prison à vie”
Quels risques juridiques concrets court-elle ? Est-ce qu’elle risque réellement d’être expulsée de France et emprisonnée en Turquie ?