» Clermont-ferrand est une référence en matière d’innovation sociale »

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Depuis la création de Mediacoop, Nicolas Duracka nous suit assidûment et nous aiguille en tant qu’acteurs innovants. Enseignant-chercheur en sciences Information-Communication à l’université Clermont-Auvergne, il s’est spécialisé dans les processus de communication utilisés par les acteurs de l’économie Sociale et Solidaire (ESS) et l’innovation sociale. En gros, Comment partage-t-on nos utopies ? Quelles sont nos capacités en « communication » pour » changer le monde ? » À Mediacoop, ça nous a parlé…Surtout que selon Nicolas, Clermont-Ferrand est une terre très féconde en matière d’innovation sociale. Entretien. 

 

Tu es en train de me dire que les acteurs de l’innovation sociale n’utilisent pas la même communication que les autres ? 

En fait, c’est très simple, la communication telle qu’on la pense n’est pas adaptée au renouveau social. Mais d’abord qu’est-ce que la communication, c’est un ensemble d’actions organisantes de perspectives partagées. Pour le dire autrement, des actions communes qui nous poussent à trouver ce qu’il y a de commun entre les acteurs de la communication (des individus, un groupe, une société) . Mais la communication souffre d’idéologie car pour la plupart des gens, la communication c’est avant tout la « com ». En effet, le premier modèle de communication est une communication instrumentale : tu as un message à faire passer par un canal jusqu’au récepteur. Ce n’est rien d’autre que de la manipulation. (NDLR : Les jambes refaites des photos de femmes sur les abris-bus, les mérites vantés d’un produit, la lumière et la mise en valeur d’une simple sauce tomate dans un spot télé, ça nous parle effectivement à tous…)

Tu as aussi la communication politique. Ce modèle a été développé par des philosophes allemands. Cela consiste à délibérer, dans l’espace public, afin de traiter des grands sujets de société en bénéficiant de la participation de tous.Ce modèle repose avant tout sur les compétences langagières des individus. C’est le discours qui prime. Mais, si le langage, c’est ce que nous avons en commun, ce n’est pourtant pas ce qui permet de changer le monde.

Donc j’ai étudié comment les acteurs de la transformation sociale faisaient pour transformer nos habitudes de penser, nos habitudes de faire les choses du quotidien (consommer, voyager, apprendre etc.) J’ai alors développé un modèle praxéologique de communication. Pour le dire plus simplement, en observant les acteurs du changement social je me suis rendu compte qu’ils n’utilisaient ni la manupulation, ni la délibération seule (le discours) pour changer le monde, mais tout simplement leurs pratiques quotidiennes. Et c’est en les partageant, et en faisant avec leurs concitoyens que les acteurs du changement communiquent le mieux. Et cela sans prétention de toucher le monde entier, non, seulement son voisin qui, à son tour, fera de même demain.

Et ça marche ? Parce qu’à Mediacoop, par exemple, parfois ça prend du temps…

Mais oui, tu as des exemples formidables. Regarde les incroyables comestibles. (NDLR : les incroyables comestibles sont un regroupement de citoyens soucieux de nourrir sainement la population, en créant des jardins partagés et/ou urbains… : http://lesincroyablescomestibles.fr/qui-sommes-nous-2/)  Ça a commencé par quelques individus d’une bourgade anglaise qui ont décidé de laisser en libre service le petit potager devant chez eux, afin de répondre à la misère ambiante. Peu à peu, le bouche-à-oreille s’est installé. Les gens passaient chez eux, les regardaient faire et finissaient par les rejoindre et cultiver à leurs côtés. Les pionniers ont pu distiller des conseils à ce moment-là, en transmettant leurs savoirs. Et petit à petit le réseau s’est étoffé. Mais là où tu as raison c’est que ça prend du temps… et dans notre société de rentabilité et d’immédiateté, ca va à contre-sens. C’est pour ça qu’il faut persévérer. 

On a l’impression justement que les initiatives comme les recycleries, qui sont un autre exemple de cette forme de communication, reviennent à la mode, non ? 

Évidemment ! Nous voyons un retour à une forme de contestation et donc de communication praxéologique. Nous sommes sous pression. Nous devons nous cogner au cadrage institutionnel, au cadrage individuel, imposé par un cadrage de l’idéologie libérale. (NDLR : c’est vrai que ça fait beaucoup pour un seul homme !) Le marché impose un cadrage. Mais plus tu mets de cadrages, et plus tu as de débordements. Plus la pression est forte, et plus les gens vont se mettre à l’action. Et il n’y a que ça qui marche : l’action ! 

 

Donc tu signifies par là que manifester n’est pas de la communication praxéologique et n’a donc que peu d’intérêts ? 

La posture qui consiste à scander un discours dans la rue ne sert pas à grand-chose ! Ça ne change pas le monde. Si tous les gens, plutôt que de battre les pavés les enlevaient pour cultiver la terre qui est en dessous, ils seraient plus efficaces. Quand tu croises une manif’, au mieux tu es d’accord avec eux et tu les soutiens, mais cela ne te change pas profondément…

 

Bon ok, mais si on devient tous acteurs de tout, ça va être compliqué non? 

Ça s’appelle juste la démocratie. Nous sommes dans un monde ou chacun doit se spécialiser. Du coup, on a l’impression de ne pas être capable de faire un jardin, de réparer sa télé. C’est pour cela que la communication praxice est importante. Quand tu vas à la recyclerie et que tu amènes ta vieille télé (NDLR : encore elle ?), la personne va le faire avec toi afin que tu t’accapares la compétence et que tu conscientises pleinement la nécessité de repenser l’obsolescence, l’hyperconsommation etc. Et la prochaine fois tu le feras tout seul, avant de le faire avec tes enfants ou tes potes, ce qui risque de les changer, eux aussi. Une communication efficace non ?

Oui, mais moi, je n’aime pas réparer, j’aime écrire, lire, j’ai envie de faire ce qui m’intéresse… C’est pour cette raison que j’ai créé Mediacoop…

C’est exactement ça. Spinoza parlait de  » Passions gaies » Il faut s’emparer de ce que l’on aime. Jean-Baptiste Godin au 19ème siècle (NDLR: Industriel français des poêles en fonte Godin, inspiré par le socialisme utopique)  avait cédé toutes ses parts à ses ouvriers. Le soir, il les réunissait dans ce qu’il appelait les bourses d’harmonie et il leur disait « Vous avez envie de faire quoi demain ? Comment vous voulez travailler, vous répartir le travail ? L’essentiel étant que les tâches soient effectuées.

Proudhon, à peu près à la même période parlait de  » commune compétence ». Pour lui, il fallait que chacun soit capable d’assurer toutes les tâches, ainsi cela permettait de les choisir, de se les distribuer, de s’entraider. C’était selon lui, la clé du bonheur. Si tu n’as plus de spécialiste, tu inventes la réciprocité. Et la réciprocité c’est un échange de biens ou de services qui peut nous sortir du « tout marché » régulé uniquement par les billets que tu as dans la poche. La réciprocité c’est remettre du social dans l’économie alors qu’aujourd’hui l’économie a bouffé le social. La spécialisation et le marché c’est la regression. La commune compétence et la réciprocité c’est l’émancipation.

Ici, à Clermont-Ferrand, j’ai l’impression que nous sommes nombreux à utiliser la communication praxéologique, sans savoir même qu’elle existait…

Ah oui, Clermont est un formidable laboratoire d’entreprenariat. On y trouve un véritable écosystème d’acteurs innovants. D’ailleurs, tu auras peut-être remarqué que de grosses structures lorgnent sur votre savoir-faire et sur la compétence collective que vous développez, le participatif qui est votre essence. Il est évident qu’il serait temps que chacun se rende compte que coopérer avec marche mieux que la séparation des tâches individuelles. Tout seul, on va plus vite, mais à plusieurs, on va plus loin.

Et pourquoi tu parles de Clermont comme d’un laboratoire? 

Il faut se pencher sur les sciences de la géographie pour que je te réponde. Nous sommes sur une faille sismique avec un socle granitique qui revêt une terrible puissance d’attraction. La faille de Limagne et le volcanisme de notre territoire donnent des énergies physiques très fortes. J’ai fait des études de géomorphologie pour comprendre tout ça, ça peut paraître un peu fou ce que je te raconte. Mais sais-tu que Michelin est la seule entreprise française au CAC 40 dont le siège social n’est pas domicilié à Paris. Si ce n’est pas mystique ça? 

Oui d’accord, mais Michelin n’est pas une entreprise de l’économie sociale et solidaire ( ESS) ! Pourquoi nos structures alternatives marchent ici ? 

Vous avez développé un écosystème très stable ici en matière d’ESS. Nous sommes sur un petit territoire, chacun se connait, personne ne marche sur les plates-bandes des autres. ( ou très peu). Peu de compétitions ou concurrence, chacun a son domaine.

Et puis, il faut prendre en considération l’histoire du territoire. Les bougnats, ces auvergnats partis ouvrir des brasseries à Paris ont joué un rôle important que nous n’avons pas assez étudié. Avant, chacun avait un oncle, un frère, une sœur domiciliée à la capitale. Le commerce marchait bien. Ces gens avaient de l’argent. Les auvergnats restés sur leur sol se sont tournés vers eux  pour se lancer dans des projets innovants. Quand tu n’as pas de problème d’argent tu peux prendre des risques et créer des entreprises innovantes. Mais surtout, cela à généré une forme de soubassement culturel, un socle sur lequel s’appuie aujourd’hui l’unicité du territoire.. L’écosystème d’innovation sociale du bassin clermontois est le reflet contemporain du miroir historique territorial. En gros, les bougnats ont été les premiers « business angel » de l’innovation sociale.  

Pendant que nous parlions des jeunes garçons ont demandé à la serveuse de se faire remplir leur bouteille d’eau. La serveuse les a repris en leur disant de recommencer leur phrase en y incrustant des mots de politesse. Ce que les gamins ont fait… Ça c’est de la communication politique et tout sauf de la praxéologie ?

Exactement, d’ailleurs le gamin a répété la phrase énoncée par la serveuse, avec la formule de politesse dans le seul but d’obtenir son eau, mais il n’a pas compris l’utilité de la politesse. 

Ok, mais, tout comme toi avec ton statut de prof de fac ! Tu es dans la transmission du savoir par le langage et donc dans une communication instrumentale au mieux politique !

Je ne fais plus du tout de cours magistral en fait, je  mets les étudiants tout de suite dans l’action. Ils se trompent, mais comprennent pourquoi ils se trompent.L’erreur est fondamentale. Et en tant qu’enseignant, j’apprends avec eux. C’est vrai que dans l’éducation aussi on a des progrès à faire !!!

Et là, tu viens de me parler pendant 2 heures, nous n’avons pas agi ensemble, et pourtant tu m’as transmis un savoir ?

Oui, mais parce que toi tu es dans cette communication praxéologique avec Mediacoop, vos conférences de rédaction publiques, l’écriture de votre charte participative, tout votre fonctionnement est celui utilisé par les acteurs innovants qui veulent changer le monde. Nous n’avons pas changé le monde, nous avons parlé de notre manière de changer le monde que nous utilisons quotidiennement. Pour le dire savamment, le langage s’appuie sur l’institué (les choses que nous connaissons et maitrisons) alors que l’action peut être instituante (faire changer nos habitudes de faire et de penser).

Tu n’aurais donc pas pu réaliser cette interview avec un média mainstream, avec un fonctionnement classique ? 

C’est évident! La communication praxéologique marche par cercle. Il reste pas mal de cercles avant d’atteindre certains journalistes, salariés, patrons…

Bon mais  en gros, tu me dis que Mediacoop est implanté sur le territoire idéal et en même temps, nous sommes encore très précaires, et avons peu de soutien.

Oui, le seul truc qui manque pour que Clermont-Ferrand devienne un véritable territoire de référence en matière d’innovation sociale, c’est la capacité des élus à s’emparer de ça ! Ils commencent tout juste à prendre conscience du trésor que vous leur offrez. Notamment grâce à la politique de soutien au développement des SCIC (Société collective d’intérêt collectif. Une coopérative qui à la particularité de pouvoir intégrer une collectivité locale au sein de son administration tout en ayant autant de pouvoir que les citoyens lambdas.). Mais ils doivent aller plus loin. Ils iront plus loin, très bientôt, j’en suis sûr. Car le changement en cours dans vos structures et un changement que la société appelle de ces vœux. Or, les élus sont nos représentants et doivent suivre l’injonction démocratique du peuple, et donc eux aussi faire avec vous pour développer une commune compétence qui infléchira leur manière de faire de la politique. J’adorerais que la métropole intègre Médiacoop si un jour vous devenez une SCIC ! (grincement de dents de la part de la journaliste ! ) Non, ne le prends pas comme ça, si toutes les coopératives s’ouvrent sur la politique publique, elle deviennent la politique publique. Nous vivrions sur le premier territoire français au sein duquel les acteurs innovants  pourraient co-construire la politique publique. Je ne parle plus du rapport de force classique, mais bien d’une démocratie profonde, qui à vrai dire ne peut s’inventer qu’à l’échelle d’une communauté de commune. Ce ne serait plus des mecs dans des bureaux qui choisissent pour vous. Ils seraient auprès de vous, les mains dans le cambouis ! Et ne crois pas qu’ils influeraient sur votre ligne éditoriale. Mediacoop est un collectif. Rien n’est plus puissant qu’un collectif, pas même un élu…

Eloïse Lebourg

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0 réflexion sur “ » Clermont-ferrand est une référence en matière d’innovation sociale »”

  1. suggestion de lecture Bonjour les journalistes coopératifs, je vous suggère la lecture de l’ouvrage de Frédéric Lordon « Les affects de la politique ». Il y développe dans le chapitre « ars affectandi » la notion d' »image manquante » qui me paraît féconde. Le jeu du journaliste consistant à proposer, à donner,… les ( des) »clefs » pour sortir des réflexes de la pensée unique ou orthodoxe… on a fait crla durant les campagnes electorales avec succès. .. bonne lecture et fécondation… Guy

  2. à propos des manifestations… Juste un petit com concernant « la manif » : à mon sens, on a tord de la considérer comme une fin en soi. Ce n’est qu’une démonstration d’une mobilisation, la partie émergée d’un iceberg. La mobilisation, elle, est beaucoup plus « praxéologique »: qu’est-ce qui fait que dans une boite ou un service, un mouvement s’organise, autour de revendication, cherche des moyens d’actions (interpellation des dirigeants, syndicalisation, grève…) puis se mette en mouvement ?
    Les fortes mobilisations des Candias ou de la clinique de l’Auzon en ce début d’année, par exemple (un mois de grève pour quasiment tout le personnel, pour simplement revendiquer de ne pas voir leur salaire baisser…) ont bien du commencer par une prise de conscience individuelle et collective, un changement des habitudes (discuter ensemble, agir, se faire confiance et défier la direction…), une mise en action elle aussi très profonde, où l’individu entre aussi dans un processus de remise en question de sa place dans le monde, de son rôle, de ses droits…

    résumer le mouvement social à la manif qu’on voit de l’extérieur, et l’opposer à l’expérimentation sociale concrète, c’est assez récurant, et ça interdit de penser ces 2 composantes du mouvement social pour ce qu’elles sont : complémentaires.

    Car sans prise en compte du rapport de force global, se mettre en SCIC avec Clermont-co sur le dos (pour reprendre l’exemple) ça peut-être super risqué, du style : « certes je ne pèse qu’une voix dans la SCIC, mais moi, je donne des subventions ou je passe des commandes, alors vous avez plutôt intérêt à aller dans mon sens… » Après, ça peut arriver même sans SCIC, si on se réfère à ce que son devenues, par exemple, les coopératives de producteurs laitiers quand elles se sont fait mangées par la logique capitaliste (Candia, là encore…).

    Mais ça fait plaisir des articles avec des perspectives dedans. Big up Médiacoop !

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