Cher Pierre…

Cher Pierre,

Voilà deux jours que je t’ai interviewé, toi, le résistant, déporté à 16 ans. Toi l’homme de 92 ans au regard si doux. Nous avions rendez-vous tous les deux dans ta maison de retraite, quelque part dans le Puy-de-Dôme. Le personnel y est formidable, tu t’inscris à toutes les activités! Malgré tout tu préférais quand tu vivais encore chez toi …Mais ta maison a trop d’escaliers, tes jambes trop d’années et tes poumons trop d’infections. Ton coeur lui palpite toujours au rythme de la vie, de la solidarité. Tu le dis toi-même  » ici, je ne peux pas m’empêcher de pousser les gens dans leur chariot. Eux sont assis, moi debout. Je me dois de les aider ».

C’est ton histoire ça Pierre, tant que tu peux aider l’autre tu le fais.

D’ailleurs, tu es devenu résistant à 15 ans car tu piquais les vignettes de ravitaillement chez les allemands. Tu les décollais et tu les mettais dans des boites d’allumettes, et avec tes trois potes, quand tu croisais  » des malheureux » tu leur filais une boite d’allumettes. Quand ils l’ouvraient, ils te tombaient dans les bras, discrètement. Pour ne pas qu’on te chope.

Mais, tu as dû fuir, fuir et tu voulais retourner en Espagne pour pouvoir rejoindre l’Angleterre et apprendre à te battre. L’Espagne que tu avais connue grâce à tes parents, qui bossaient chez Michelin et qui voyageaient beaucoup. L’Espagne que tu as découverte dans sa révolution. et qui t’a donné la soif de vivre, de vaincre, de te battre, de justice et de liberté.

Mais, cette fois, tu t’es fait choper à la frontière, dénoncé par un cheminot alors que tu te cachais dans une gare. La Gestapo t’a embarqué, jusqu’à Fresnes. Tu as été tellement battu que tu m’en as épargné le récit…et tu as laissé passer le silence qui m’a mis les larmes aux yeux.

Puis tu es monté dans un train…direction l’Allemagne. La galère, mon pauvre vieux, tu n’as pas les mots non plus pour la raconter. Tu en préfères les détails: 100 grammes de pain et des rutabagas, tous les jours. Jamais mangé en 28 mois de déportation autre chose. Tu as vu les gens mourir, les gens s’agripper à toi, tu as dû guérir de tes blessures, et tu as vu l’inhumanité même entre déportés.  » certains recevaient des colis,ils se mettaient entre gens qui recevaient des colis et nous regardaient en riant… » Tu as vécu le travail dehors, remettre tes vêtements mouillés le matin. Tu as vu ton premier pendu, un 14 juillet. Il avait 18 ans et s’est mis lui-même la corde au cou.  » le premier il te marque… » Mais tu en verras d’autres…tellement…trop…

Tu ne lâcheras jamais Pierre. Même ces jours où les allemands prennent une rouste contre les russes et se vengent sur vous, vous mettant 72 heures au piquet. Sans manger ni bouger. Tu t’es vu mourir. Mais là non plus, tu n’as pas abandonné.

Les russes sont arrivés et vous ont libérés. mais tu n’as pas voulu repartir tout de suite. Tu as tout détruit d’abord. Ca t’a pris des jours. Noués à chacun de tes bras, le drapeau tricolore et celui avec la faucille et le marteau. Puis tu es rentré. En train. Tu y as rencontré ta femme. Tu faisais 32 kilos. Elle, 28.

Tu n’as jamais fait de cauchemar, tu as fait du sport à la place. Et tu as continué à vouloir convaincre la vie de te foutre la paix, elle ne t’a pas écouté. Tu as survécu à la mort de tes deux épouses. Malgré ça, pas de doute, » pour toi, la vie c’est sacré.  » C’est tellement formidable de vivre. »

Pendant l’interview, je te prends dans les bras, je te remets ton col, je pleure, un peu, surtout quand tu me parles de ces enfants appâtés par les bonbons pour entrer dans les chambres à gaz. Tu me montres tes blessures. Tu me parles de ta déception face à De Gaulle. Tu l’affirmes, sans détour  » je suis anti-raciste », et tu me parles de l’horreur de la Syrie et de la Palestine. Tu ne parles pas de politique. Ta vie en est une. De politique. Une politique humaine, pleine de solidarité et de convictions. Les autres, les cols blancs, les politiciens font si pâles à tes côtés.
Puis, tu redeviens le papy de 92 ans que tu es. Tu me parles de ton ennui de vieillir, de ta fatigue, mais que ta tante a été centenaire et que tu comptes bien faire pareil. Tu me reparles aussi, Pierre, de la première fois où nous nous sommes vus, entourés de gosses qui te posaient plein de questions.  » C’est marrant, même à ma fille, je n’avais jamais raconté la guerre, les camps, les wagons, la Gestapo, mon arrestation, ma fuite, mes blessures… » Mais tu sens que la société a besoin de ton témoignage, tu sens que ça sent le roussi quand même un peu, et que ça peut revenir vite, tout ça…

On s’est fait des bisous et des câlins et puis tu ressembles à mon grand-père et peut-être même que tu l’as croisé dans ce camp…Mais tu ne sais plus les noms.

Tu n’as jamais eu peur m’as-tu avoué. Jamais. Tu as tenu tête. Tu as affronté la douleur, la fatigue. Tu es sorti du camp, tu avais 18 ans.

Alors sache Pierre, que toi qui dis que non, surtout pas, tu n’es pas un héros, lorsqu’après m’avoir dit au revoir, tu t’es retourné pour m’envoyer un baiser, je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer…de la chance que j’ai eue de te croiser et que tu m’offres tes confidences. J’en ferai bon usage. Et mes filles veulent déjà te rendre visite. Promis, je viendrai avec elle, te voir encore et encore, parler des fleurs et des animaux. Parce que tu as survécu à la guerre, mais tu as surtout gagné sur la vie. Tu as su oublié l’horreur pour en faire quelques chose de beau.

J’ai pleuré car maintenant que je t’ai croisé, je n’ai plus le choix, je me dois d’aimer la vie davantage, de la trouver superbe dans chacun de ses recoins. Et de transmettre mon bonheur d’être en vie.

Pierre, je n’ai pas osé de tutoyer de tout notre entretien, tu étais bien trop puissant, bien trop beau, bien trop classe. Et je m’amuse à le faire ici, dans cette lettre que je te ferai lire bientôt…

Merci Pierre, merci aussi pour cette dernière phrase que tu m’as dite  » tu sais, Eloïse, j’ai gagné, j’ai survécu, j’ai sauvé des vies, sans jamais tué quelqu’un, sans jamais touché une arme, la résistance n’en était qu’à ses débuts et nous n’avions rien, rien dans les mains, tout dans le coeur…On ne peut que gagner dans ces cas-là…même si, au fond de moi, je ne pardonnerai jamais, ça même après toute une vie, non ça, je n’y arrive pas…Nous aurions tous dû être révoltés. Mais pour la révolte, il faut de l’amour…certains en ont juste manqué.. »

A jamais,
pour toujours,

Eloïse

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