De la Serbie, Alex se rappelle une trappe qui menait à un grenier, mais il n’a jamais eu le droit d’y aller. Il se souvient aussi de sa mère qui, pour le faire vacciner, l’emmener d’abord manger une pizza. « Et je trouvais bizarres les détours qu’elle faisait, jusqu’à ce que je voie la porte du docteur. J’hurlais, j’avais trop peur des piqûres. » Raconte le gosse, hilare.
A 6 ans, il est monté dans un camion avec ses parents et ses petits frères. Ses grands-parents aussi. Il n’a jamais su pourquoi, mais il leur fallait fuir. Il a vécu 3 mois en Allemagne puis en Autriche, avant d’emménager définitivement du côté de Clermont-Ferrand.
Le gosse sourit tout le temps, du haut de ses 14 ans. Toujours de bonne humeur. Toujours à rendre service. Alors, très vite, il est devenu mon bras droit. Pendant mes venues dans sa classe, je l’ai désigné responsable de mon matériel et du studio radio. Il était trop content.
Tous les mardis, alors qu’il ne prend qu’à 9heures, il m’attend dans une classe, avec sa professeure d’histoire. Dès que je fais sonner le portable, il descend les marches quatre à quatre, et vient m’aider à porter mes cartons.
Un jour, alors qu’il s’apprête à me rejoindre, il se fait fâcher par une surveillante. « Je veux juste aider Eloïse ».
Alex, c’est vrai, il veut juste aider. Je trouve injuste qu’il se soit fait fâcher. Mais il me répond, comme pour me rassurer. « T’inquiète pas, les injustices, j’ai l’habitude », avec un vrai sourire de gentil petit homme.
Alex, il se dépêche de monter le studio avant que les copains arrivent à 9 heures. Un jour, il appuie sur un bouton interdit. Je le fâche : « Tu es licencié ». Il ne cherche pas à se défendre, il part tête baissée. Quelques minutes plus tard, je le rejoins : « Non, Alex, je sais que tu n’as pas fait exprès, et puis, je peux pas réussir sans toi. » Son regard se rallume. Ses copains sont contents. « Il nous a dit que tu étais fâché contre lui, ça le rendait trop triste. »
Un autre matin, il porte mon sac, mais il a mal aux dents. « Mais, je vis chez ma grand-mère et elle est trop malade pour m’emmener chez le dentiste. »
Parce qu’Alex, il n’a pas une vie très simple. Ses parents sont avec sa petite sœur de 2 ans, à Paris. Elle a un cancer qui ne se soigne que là-bas. Il devrait les revoir à Noël. « Mais avec sa maladie, on ne sait jamais vraiment. »
Alex est arrivé ce matin, avec son grand sourire habituel. « Et tes dents ? » Il s’en est fait arracher trois. « Mon père a disputé ma grand-mère, il a dit qu’on pouvait mourir des dents. Tu savais toi, ça ? »
Je savais un peu oui, qu’il faut prendre soin de ce petit bonhomme de 14 ans.
Alex, il est en 4eme parce qu’il n’y avait plus de place en SEGPA. Il n’a pas de bonnes notes. Pourtant, il parle un français impeccable, et il pose toujours des questions pertinentes. Quand on parle des discriminations avec un responsable associatif, il n’oublie pas de demander « Pourquoi vous avez choisi ce métier ? »
Alex, il veut que tout le monde ailler bien. Il prend toujours le sac le plus lourd. Et puis, le jeune ado aide ses frères, et sa grand-mère. Tout à l’heure, pour la dernière fois, il m’a aidée à ramener mon matériel, dans la voiture. « On ne se reverra pas ? » questionne-t-il inquiet. « Oh, si, je suis sûre que si, parce que je vais tout faire pour. » Alex sourit de toute sa lumière. « Quand je serai en 3eme, si tu veux. Tu me le dis, et je t’attendrai au portail pour t’aider à porter tout ça. » Alex s’arrête, il est parfaitement aligné avec ce qu’il pense, ce qu’il ressent. Il ne triche pas. Alors, il se plante devant moi : « J’ai beaucoup aimé être ton collègue. J’ai beaucoup aimé que tu viennes dans notre classe. Je ne t’oublierai jamais. » J’ai fermé le coffre de ma voiture. Avec toute la douceur possible, je lui ai frotté les cheveux. « Tu sais Alex, on t’embêtera dans la vie, on essaiera même de te faire perdre courage. On te dira parfois que tu es nul, ou que tu es bête. Alors, dans ces moments-là, surtout ne m’oublie pas. Car, moi, je sais que tu es parmi les centaines d’enfants que je croise, l’un des plus gentils et des plus intelligents. » Alex sourit « sauf en maths, mais en espagnol, je me débrouille. » Je lui dis de filer. Il va se faire fâcher s’il est en retard au cours suivant. Je le regarde se retourner pour me dire au revoir une dernière fois…S’il savait ce gosse comme il m’a réconciliée avec l’humanité toute entière…
Je vous souhaite à tous et toutes de croiser Alex, un jour dans votre vie…