Albert, 95 ans : « J’ai été ni heureux ni malheureux… »

Albert, 95 balais, se marre quand Marcel donne son âge. « Oh mais tu es un petit jeune toi » Dit-il au nonagénaire bien tassé. « Quand tu es né en 1929 comme moi, tu as tout vécu…mais surtout pas grand-chose. Parce que j’ai manqué d’argent toute ma vie. » Commence le résident à l’EHPAD depuis 2 mois. « Ce sont mes filles qui m’ont dit un jour qu’il fallait que je vienne là. On n’y est pas mal, je vois du monde. Chez moi, on m’apportait mes repas dans des barquettes. Regarde-moi bien : C’était immangeable… Alors, je me faisais mes repas. Mes filles faisaient mes courses. J’étais bien, mais c’est vrai que j’étais un peu seul…Ici, je mange mieux et je me suis fait des copains. »

Albert n’a pas l’air du gars qui se plaint…Il regarde bien droit dans les yeux et récite la vie comme d’autres la messe. « J’ai vécu la vie simple. Je suis un monsieur tout le monde. J’ai grandi à la ferme. On avait 5 vaches. Pendant la guerre, les allemands nous en ont pris une. J’ai vu le poing de mon père se serrer. J’ai vécu ce moment comme il était : triste. »

Albert se rappelle aussi de la libération. « Les soldats retrouvaient leur famille. Oh, oui, ça je m’en rappelle. »

Il se souvient aussi de cette voisine collabo. « Mon père lui avait fait la morale, elle lui avait rétorqué qu’elle le dénoncerait aux Allemands. Mais mon père a préféré vivre dans la peur plutôt que dans le silence. »

La guerre finie, Albert rencontre sa femme, enfin pas tout à fait. Il la connaît depuis qu’il est tout petit. Il l’adore. Alors, ils se marient. D’abord, ils vivent chez le beau-père « Mais je ne m’entendais pas…Alors, j’ai loué un meublé. Mais, on n’avait pas de sous avec la ferme, alors en plus, j’ai pris n boulot à l’usine. J’y ai passé toute ma vie. »

Albert a un regret. « Tu vois, j’ai eu un mauvais instituteur et je suis tombé malade tout un hiver. Alors, je ne sais pas écrire. Enfin, un peu mais ça m’a bien handicapé quand même.  Surtout à l’usine, je n’ai jamais pu évoluer. »

En 1981, il vote Mitterrand. « Oh moi j’y ai cru à la gauche. » Il n’en dira pas plus. La question politique est balayée d’un revers de main.

Et les vacances ?

« Quand tu n’as pas de sous, tu ne pars pas en vacances. Mais, une fois, j’ai vu la mer, et même, je suis allé dedans, jusque-là. » Et Albert porte sa main à son cou.

Sa femme, il lui a été fidèle. « On s’entendait bien. Elle est morte, la pauvre vieille…Mais, elle a été mon seul amour. »

Chez Albert, on parle peu de sentiments. On raconte, on déchiffre, on décrypte mais on continue. « Mon rêve c’est de vivre jusqu’à 100 ans. Ah là, on ferait la fête. »

Il se met à rire. « Je n’ai pas peur de mourir. Déjà ça servirait à rien, parce que de toute évidence, je vais y passer. Et aussi, parce que j’ai vécu sacrément longtemps déjà. »

On termine l’entretien. Albert veut se lever tout seul.  « Attends, j’essaie, tu ne m’aides pas ! »  Tout doucement, il se déplie, s’appuie sur la table et se redresse. «  J’ai bien cru ne pas arriver au bout de ma carcasse. » Bon, il me fait signe du menton de lui apporter le déambulateur. Il se met à la queue leuleu derrière Roger et Marcel. Chacun avec leur « charrette » comme ils disent.

« On se voit la semaine prochaine, ma seule excuse valable sera si je suis mort… » Me dit-il en me serrant la main. « Tu vois, moi avant je dansais la valse pendant plus d’une heure. J’étais un beau danseur. La vie, ça passe. Elle est belle et moche. Moi, j’ai été ni heureux ni malheureux. Pas de gros chagrins. Pas de grands plaisirs non plus. C’est peut-être ça la vie. L’entre-deux. Le travail, les enfants, le mariage et un jour l’EHPAD. Mais, je suis content, ce soir, ils nous font une omelette aux fines herbes. Avec la soupe, je vais me régaler. Allez salut. Je vais me trouver un copain avec lequel discuter. »

Je l’embrasse et pars. Je souris. J’entends les lents mouvements de pantoufles sur le carrelage de l’EHPAD. Et le pire, c’est que je crois qu’il se dépêche….je souris un peu mieux. J’ai rencontré Albert aujourd’hui, et ma vie est belle de lui…

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