Camaieu et les autres…

C’est noté sur un post-it : Appeler une ex-salariée de camaieu. Demain, il y a une conférence de presse. Mais, je n’aime pas trop ces moments. Les autres journalistes m’agacent et le moment est souvent impersonnel. J’appelle donc une des 26 ex-salariées du Puy-de-Dôme. Elle décroche. Elle a du temps à m’accorder, me dit-elle. J’entends le sourire au bout de sa voix et les larmes au bout de ses yeux. La pudeur de la victime. Ne pas craquer tout de suite. Je ne suis qu’une journaliste. Peut-être se méfie-t-elle un peu. Il y a un groupe whattsapp qui permet aux dirigeants de communiquer avec « leur base ». En juillet, les salariés ont reçu un message de leur direction « tout va bien, on va réinjecter 14 millions d’euros. »

Parce qu’il faut dire que dans les magasins, ce n’est pas terrible. Bien sûr, il y a eu le covid. Mais, en Juillet 2020, la marque est reprise par Michel Ohayon. 14eme fortune de France, propriétaire de Go Sport, La grande Récré, Les cafés Legal, et quelques galeries Lafayettes. Dès son arrivée, il investit énormément dans la communication. « Il faut changer l’image de l’enseigne » affirme-t-il. Mais, les salariés sont dubitatifs. Dans les magasins, aucune collection ne se renouvelle. Pendant 6 mois, la collection d’été restera en boutique. A titre d’exemple, dans le magasin de mon interlocutrice, on passe de 2500 euros de chiffres d’affaires par jour à 400 euros. Les stocks sont ridicules, les magasins sont vides. Aucune collection n’est achetée par le patron. Puis, il y a eu une cyber-attaque. Pendant 6 mois, tout déconne, c’est difficile de faire des commandes. Pas de chance. Enfin, en tous cas pas pour les salariés. Car, le patron a justement contracté une assurance contre les cyber-attaques, quelques semaines auparavant. Ca tombe à pic ! Bon, mais, le numéro 2 l’a écrit sur Whattsapp, « tout va s’arranger. »

Apprendre son licenciement par BFM TV

Alors, les employés partent sereinement en vacances. Quand ils reviennent en août, ils apprennent que leur entreprise a été placée en redressement judiciaire. Là, personne ne leur a rien dit. Le fil Whattsapp est silencieux. Depuis, il l’est toujours. Mercredi, le tribunal de Lille a annoncé la liquidation de l’enseigne, après 38 ans d’existence. Celle qui me parle au téléphone s’excuse, elle sanglote. Cela faisait 21 ans qu’elle bossait pour Camaieu. Son seul et unique vrai boulot. Elle apprend la liquidation de son entreprise et donc son licenciement par BFM TV. Ses copines l’appellent, ce sont les clientes qui leur ont appris. Elle allume la télé. Pour une fois, la chaîne ne raconte pas de conneries.

On brade le dernier jour

Elle vient de perdre son boulot, mais sa direction ne l’a pas prévenue, pas contactée. Elle ne sait même pas ce à quoi elle a droit, si elle doit aller pointer à Pôle Emploi. Désemparée, elle me demande conseil. Elle a su mercredi par BFM TV que samedi, elle irait pour la dernière fois dans sa boutique. Le Whattsapp se rallume, sans s’affoler. On prévient les salariés que samedi c’est le dernier jour et que, donc tout est à 50 %. Alors, les vendeuses sortent leurs derniers vêtements à vendre et regardent la foule profiter des bonnes affaires. Samedi soir, elles baissent le rideau de fer. Elles ont un goût amer. On n’a pas daigné les prévenir. On n’a pas daigné non plus sauver leur entreprise.

Elles ont l’impression que le grand patron a profité du système, des subventions du Covid, des assurances et qu’il a tout pris. Tout. Leur boulot. Leur marque. Leur identité, même ose-t-elle me souffler au téléphone. « Je retrouvera du travail. Mais, s’enrichir sur notre dos. Profiter du système, et ne même pas nous remercier pour tout ce qu’on a fait, ça je n’y arrive pas. » Elle a 43 ans, elle pleure de l’autre côté du téléphone, elle m’invite à l’AG de demain, où les salariés seront quasi tous là. Ils ont des questions à poser, des actions à mener. Elles ne savent même pas, pour la plupart comment ça marche les licenciements. Elles n’ont bossé que pour la marque. Elle finit par sécher ses larmes. J’entends ses enfants derrière. Tenir le cap, le coup, la face. On se dit à demain. Je lance un « bon courage » qu’elle mériterait au centuple. Puis, on raccroche.

Un monde à deux mondes

Puis, je chiale. Hier, les salariés de B&M à qui on coupe les frigos pour les économies d’énergie pendant que les cadres bossent en t-shirt dans leurs bureaux climatisés. Ce matin, les salariés de Uber Eat France licenciés (sauf ceux de Paris). Alors qu’ils étaient déjà maltraités en tant que salariés, on n’ose pas imaginer les conditions de licenciement. C’est un monde à deux vitesses. Un monde à deux faces. Une lutte des classes exacerbée sans que cela n’indigne plus personne. Il y a ceux qui jettent ceux qui les ont enrichis. Ceux qui ont le pouvoir et ceux qui n’ont que la grève et la lutte. Ceux qui ferment des usines et ceux qui crient pour les garder ouvertes. Ceux qui décident, ceux qui subissent. Alors même que les essentiels sont en bas de la pyramide. Et que ce bout pointu est trop aiguisé pour être humanisé. Il y a ceux qui ne pensent qu’à leur enrichissement quand les autres pensent collectivement la société. Malheureusement, ce sont toujours les mêmes qui gagnent.

Témoins des héros du quotidien

Et quand on est journalistes, on est témoins de ces injustices et horreurs humaines. On les relate comme on peut. Parce que voici la réalité du monde dans lequel nous vivons. Et notre rôle est de vous le montrer tel quel. Et nous en sommes désolés. Mais savoir ce monde c’est le début pour le combattre. Alors, demain on sera à l’AG des Ex-Camaieu, on sera du côté des Uber Eat dans les jours à venir. On suivra la grève des « B&M »…Et, on vous donnera des nouvelles de tous ces héros du quotidien. On déprimera encore un peu. Mais, on les trouve beaux tous ces gens en lutte ensemble, sans être résignés. On les trouve beaux. Et ceux qui nous lisent, qui lisent leur histoire, leurs mésaventures les accompagnent aussi. Alors merci d’être là…

Nos actionnaires, c'est vous.

Aidez-nous à rester gratuit, indépendant et sans pub :

1 réflexion sur “Camaieu et les autres…”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

nos derniers articles
Cet article vous a plu ?

Soutenez le Cactus !

Le journalisme a un coût, et le Cactus dépend de vous pour sa survie. Il suffit d’un clic pour soutenir la presse indépendante de votre région. Tous les dons sont déductibles de vos impôts à hauteur de 66% : un don de 50€ ne vous coûte ainsi que 17€.