Le travail, c’est un peu le sujet du moment. C’est en fait un sujet de toujours. Ça l’était déjà en 1978 dans « L’Établi », livre de Robert Linhart, intellectuel soixante-huitard qui a décidé, comme plusieurs milliers d’autres militants, d’infiltrer les usines pour y raviver la flamme de la révolution. Une expérience puis une ouevre que le réalisateur Mathias Gokalp a décidé d’adapter à l’écran pour une sortie en salle le 5 avril.
Poursuivre la révolution
À la fin des années soixante, des militants d’extrême-gauche postulent dans differentes usines et dans les campagnes pour comprendre le travail de l’intérieur et préparer la révolution à venir. Ce sont « les établis », étudiants, intellectuels, majoritairement issus des classes bourgeoises. Le film raconte l’histoire de Robert, normalien qui décide de se faire embaucher chez Citroën en tant que travailleur à la chaîne.
C’est lorsque Citroën oblige les salariés à compenser gratuitement les heures perdues pendant les mobilisations de mai que Robert et quelques autres entrevoient la possibilité d’un nouveau mouvement social.
Des mots qui marquent
Lorsqu’il découvre L’Établi, Mathias Golkap est étudiant. « C’est au moment où j’allais poursuivre mes études et que j’avais le choix. ». Sa grand-mère est distributrice et exploitante de salles de cinéma dans le Quartier Latin. Ce dernier passe de longues heures sur les fauteuils.
Après des premiers courts-métrages, il entre à l’INSAS en réalisation, il signe Salvatore Nicotra, un documentaire sur une jeune élu FN, et Rachid et Martha, une comédie musicale qui couronnée à Média 10/10 par le Prix Cinergie. Depuis, il est réalisateur confirmé avec Rien de personnel et professeur à l’INSAS.
Mais si le livre le touche beaucoup par son univers particulier, ce n’est qu’au fil des années que le réalisateur pense à une adaptation. « On a hésité entre un film historique ou une adaptation moderne. ». Finalement, l’œuvre conservera son époque. Et pour la reconstituer, une partie a été tournée à Clermont-Ferrand, sur le site Michelin de Cataroux.
Des 2CV à la chaine
Si une grande partie du tournage a eu lieu dans le Lot-et-Garonne, les murs de Michelin ont également accueilli les caméras et décors de L’Établi. Le tournage s’est déroulé pendant 3 semaines, de fin mars à mi-avril 2021 à Clermont au sein de l’usine de Cataroux. « Mon chef décorateur m’a conseillé de faire le tour des bureaux de tournage. Clermont a vite répondu et montré son intérêt. J’ai rapidement visité les friches de Cataroux. ». Là-bas, les équipes investissent un hangar de stockage encore en activité et fait venir du matériel.
Le pari est réussi. L’usine représente un huis-clos, sorte d’univers en soi. D’un côté, on confectionne des sièges, de l’autre, on peint les portes. La grande chaine assemble tout avant que les voitures ne prennent la grande porte de sortie. « Pour la reconstitution, on s’est installés dans les friches Michelin, à Clermont-Ferrand. On a rempli des grands hangars avec les outillages d’usine en cessation d’activité de la région. Concernant les 2cv, nous avons travaillé avec des véhicules de collection qui ont été entièrement démontés pour être réassemblés sur la chaîne dans le film. Et des fabricants nous ont aussi fourni des pièces neuves, les carrosseries brutes et les portières. On ne fabrique plus de 2cv complètes mais on fabrique encore des pièces détachées pour réparer celles qui sont encore en circulation. »
Surtout, ces chaines permettent de mettre les acteurs et leurs corps en situation. C’est là que l’aliénation, thème principal du film, est exprimé le plus directement.
L’individu au travail
Le travail est une large notion qui pourrait être débattue des heures durant. À travers son film, Mathias Gokalp a voulu mettre à l’écran les ouvriers mais surtout, montrer l’aliénation par le travail. Pour ce dernier, si beaucoup de personnes sont nostalgiques, il ne faut pas oublier que nombre de travailleurs ont perdu leur vie à la gagner et, plus que du plein emploi, il faut se souvenir de la classe ouvrière comme force politique.
Ici, la philosophe Hannah Arendt apparaît comme une boussole. « Elle écrit que le travail, c’est ce qu’on fait pour assurer sa subsistance et que l’œuvre, c’est ce qu’on fait pour donner du sens à sa vie. L’usine vous prend votre temps contre une compensation financière. ».
Pour nous, « L’établi » est également un film sur le corps. Il est partout à l’écran, à travers la fatigue des personnages et leurs gestes répétés. Il ne pouvait pas trouver meilleur écho que cette période de lutte contre la réforme des retraites. « Si on est sur le questionnement de quelque chose, ça sera forcément d’actualité. La relation individu/travail, il suffit de la réinterroger pour quelle prenne son sens. », confirme le réalisateur.
Engagement
Corps, travail mais aussi engagement. « c’est l’autre voie principale du film ». Celui d’un normalien, prof de philo qui décide de devenir ouvrier. On ne peut d’ailleurs pas s’empêcher de questionner la légitimité de son expérience. Il veut faire la grève mais si lui perd son travail, il reprendra son poste de prof. Il veut prendre des risques pour acquérir des droits mais rentre chez lui le soir dans un appartement bourgeois.
Mais cet engagement, il le prend quand même, contre l’injustice et la fatalité. Il n’est d’ailleurs pas le seul.
Militantisme
À l’usine, ils sont d’abord 3 ou 4 puis 10 et des centaines. Pendant les réunions, tout le monde a les mêmes droits. Égalité entre les hommes et les femmes, entre les Français, les Berbères, les Yougos ou les Italiens. Entre les vieux et les jeunes. Égalité du temps de parole. « le groupe que Robert forme, c’est sa société rêvée »
Après 68 ou aujourd’hui, pour Mathias Gokalp, « ce sont toujours les forces progressistes qui font que nos sociétés fonctionnent encore. Si on laisse nos vies aux gouvernements destructeurs, ils vont les anéantir. »
Tout autant de réflexions qu’il mènera avec le public du Rio mardi 14 mars à 20h, lors de la projection du film en avant première. Sa sortie nationale aura lieu le 5 avril.