Il en a fallu de l’amour, ce jour-là, dans cette crêperie. Les filles étaient encore si petites, j’étais une si jeune maman. Le mercredi, j’aimais bien aller manger une crêpe, une pizza, une salade. Un moment rien que nous 3.
C’était, il y a 10 ans. Mon téléphone n’avait quasi plus de batterie, je n’en avais pas besoin. Car mon monde était là, plein de chocolat autour de la bouche, et nous irions ensuite nous balader en ville, voir les cygnes et les canards.
Mais, le téléphone a vibré tellement de fois, qu’à un moment je l’ai sorti de ma poche, écoutant assidûment la leçon de multiplication et la poésie du jour. J’ai vu 17 appels en absence, de confrères. Puis sans que je puisse écouter les messages, il s’est éteint.
Le serveur qui nous connaissait bien, est arrivé vers moi, tout pâle. « Vous êtes au courant? »
Et, il m’a montré son téléphone, les attentats de Charlie…
Je me suis toujours questionné sur la seconde qui fait basculer une vie, une journée, une pensée, un monde.
La seconde d’avant, tout à mon rôle de mère, et là, la journaliste meurtrie. 10 ans avant, j’avais bossé à Charlie. En 2005.
Les filles ont terminé leur dessert, et elles sont reparties, la bouche enrobée de chocolat. Nous ne sommes pas allées voir les cygnes ce jour-là. Nous sommes rentrées. A la maison, leur père, l’amour de ma vie, était là. Sans un mot, il m’a pris dans mes bras. Une amie est arrivée. « Je vais garder les filles. »
Le soir, j’étais place de Jaude, dans un mutisme que personne ne me connaît, moi la bavarde, la pipelette, la grande gueule, je me la suis fermée. Et j’ai chialé, devant les gens, devant les inconnus.
Pas eu envie de prendre le micro. Parce que je ne comprenais rien à ce qu’il s’était passé.
2015. C’est aussi l’année de naissance de Mediacoop. Le matin de l’attentat, j’avais rendez-vous avec l’Union Régionale des Scop. Je voulais créer un média libre. Le monde en manquait. Les patrons de presse bouffaient les lignes éditoriales, et je sortais d’une expérience malheureuse où mes anciens employeurs me faisaient signer un contrat de confidentialité pour que je ne révèle leurs affreuses manières de virer les gens. Je m’en étais tellement voulu d’avoir été manipulée. J’allais prendre ma revanche et mon indépendance.
Les attentats de Charlie ont conditionné le reste de mon existence, quoi que je puisse en dire. Sûrement par ce coup de fil d’un vieux brisquard du journalisme qui avait fait de moi, sa relève. « Elo, je te file un numéro, c’est la voisine de la mère des Kouachi et une amie de ma mère, elle te dira tout. »
Qu’allait pouvoir me dire cette femme, cette ancienne gardienne d’immeuble sur les deux terroristes ?
En fait, elle leur rendit leur enfance, leurs blessures, leurs drames, leur solitude, et leur environnement. Elles les avait aimés ces gosses. Petits, ils étaient si doux, si drôles.
Que s’était-il passé pour que des enfants deviennent des monstres ?
J’entrais alors dans le journalisme de la compréhension. Pas celui qui relate des faits, mais celui qui tente de les expliquer.
Qui est responsable de la transformation de français en terroristes ? Est-ce que ces enfants, placés, loin de leur quartier, seraient devenus des gens biens entourés de leur mère et de leur père ?
Oui, mais les frères Kouachi ont vécu leurs drames, d’un père absent et d’une mère qui succombe à la misère et détresse sociales.
Qui aurait pu les empêcher de devenir des monstres ? Comment aurait-on pu leur épargner les drames et les construire autrement ? Et ainsi épargner le drame de 2015.
C’était il y a 10 ans. Je sortais cet article sur Reporterre.
Et très souvent, je voudrais parler au petit Chérif. Lui qui aimait le foot et Disney. Le rigolo de la bande. Il me hante souvent.
Je me demande encore comment sa vie a pu le déconnecter autant de lui-même.
Mais, j’ai poursuivi ma vie, axant chacun de mes articles sur la tentative de compréhension du mal. Comment devient-on antisémite ? Néofasciste ?
Comment un maire peut-il cacher l’amiante sur le terrain qui borde le collège ? Comment un homme peut-il se pardonner et continuer sa vie après avoir tué ?
Alors, avec mon cahier, on a été en prison, en Centre éducatif fermé, on a interrogé des victimes, on a enquêté sur les néo-nazis.
Dans les tribunaux parfois, on trouvait une réponse. On se disait » Ah, c’est pour ça, qu’il a fait ça… » Ca n’excusait en rien.
Parfois, c’était un grand professeur à l’hôpital qui était poursuivi pour harcèlement sexuel. Je comprenais que parfois, quand on donne un statut à un homme, il s’autodicte un pouvoir.
Pendant 10 ans, j’ai pu analyser ce monde. L’enfance des frères kouachi avaient au moins servi à ça. A me rappeler qu’avant d’être un monstre, on était un enfant.
Quelques jours après les attentats, j’ai été victime d’une grosse grippe, qui m’a permis de ne pas honorer les sollicitations dans les médias mainstream. Je suis ressortie de mon long sommeil, une bonne semaine après tout le tumulte. Cette grippe a été mon salut, et ma tenue pour la décennie suivante : Ne pas réagir à chaud.
Nous sommes arrivés en 2025. 10 ans après. 10 ans de magnifiques rencontres et réflexions grâce à mon métier. 8 documentaires diffusés au cinéma. Et toujours cette question : Comment devient-on un monstre ?
Et pile, là, Jean-Marie Lepen meurt…après 96 ans de vie et sûrement 75 aux services des idées et actes les plus crasses.
Certains ont fêté ça, au champagne. Pas moi. Car je ne suis pas d’accord avec le fait que les pires partent en si longtemps.
Mais, comment devient-on Jean-Marie Lepen ? Quel traumatisme de l’enfance a-t-on subi pour aimer la haine ? Comment se construit-on à travers le négationnisme, la réécriture de l’histoire, et la torture ?
Comprendre ces âmes en déroute, considérer la haine terroriste, raciale, sur le même plan.
Ce qu’il reste des Frères Kouachi, c’est l’idée qu’il faut combattre le terrorisme.
Ce qu’il reste de Lepen, c’est les idées qu’il a infusées pendant des décennies et qui a transformé à jamais notre société.
De cette même haine de l’autre, nous ne retiendrons pas la même chose.
Pourtant, la haine, d’où qu’elle vienne, ne devrait laisser que la trace du « plus jamais ça. »
Ainsi, fêter la mort de Lepen c’est célébrer la fin d’un homme. Mais, depuis trop longtemps, ses idées l’ont dépassé, et lui ont survécu. Il est là, le drame. Voilà pourquoi, je n’ai pas bu de champagne.
Et puis, parce que je dois le reconnaître, j’espérais encore que les « méchants » ne vivaient pas longtemps. Papon avait été un contre-exemple. Lepen défie tous les pronostics. Ca conserve, la haine ?
Alors qu’en 2024, des enfants, des pères, des mères sont partis sans toucher de retraite, sans profiter d’un peu de paix et de répit, Lepen a vécu.
Vous êtes-vous imaginé le monde si sa mère avait fait une fausse couche ? Lepen n’aurait pas existé, notre vie politique serait-elle quand même la même ? Suffit-il d’un homme ?
Il n’y a rien à fêter, Lepen est mort, après avoir quasi traversé un siècle, en égrenant ses idées. Il est mort bien après avoir fini le job…10 ans après Charb, Tignous ou Cabu…Tous morts plus jeunes que lui…
La décennie que nous venons de passer a tout transformé sur son passage. La vie politique, le monde des médias, le complotisme, les réseaux sociaux, l’écologie et le capitalisme.
10 ans c’est long. Et court à la fois. Ca me rappelle qu’un homme avait promis de m’aimer 10 ans, de m’attendre 10 ans. Promesse tenue. Je l’ai libéré sans l’avoir jamais rejoint. On ne choisit pas d’aimer les gens. On peut essayer, se forcer. On ne peut pas les empêcher d’y croire. De s’accrocher. Il ne suffit pas toujours d’aimer …Et ce doit être un drame d’aimer dans le vide. Mais, mieux vaut-il cela que de ne pas aimer du tout…
En revanche, on peut choisir de ne pas haïr et de chercher les raisons de la colère. Réparer parfois. Accompagner aussi.
C’est le lourd labeur de la décennie à venir. Désamorcer la haine, et faire en sorte que nous nous respections, a minima.
On ne choisit pas d’aimer les gens. Choisit-on de haïr ? Ou Les frères Kouachi, Jean-Marie Lepen n’avaient d’autres choix pour exister, pour survivre que de semer la colère, la rancoeur et la détestation ?
10 ans d’amour n’auront pas suffi. Il reste ici-bas, bien plus que des stigmates. Bien plus que des éraflures. Le monde est pire qu’il y a une décennie.
Mais, de mon monde à moi, il reste la poursuite de la vie heureuse, pleine d’amour et quelques souvenirs :
Il y a 10 ans, le chocolat ornait leur bouille de petites filles. Et elles voyaient pour la première fois, leur maman pleurer…
1 réflexion sur “10 ans d’amour ont-il suffi ?”
Il y a 10 ans, un collègue au travail, est venu me dire vers 11h00, qu’un attentat avait lieu à Charlie Hebdo.
J’ai aussi subi vivant l’horreur que les journalistes avaient du brièvement ressentir. Un des salopards entrant dans la salle de rédaction hurle ; « qui est Charb ? » Ils ( Bernard Maris, Elsa, Tignous et les autres) ont déjà tous entendu la mort qui s’était engouffrée dans leur coin tranquille, qui continuait son triste périple et qui allait les prendre. Charb a regardé l’autre fou disciple de ce Mahomet imaginaire et lui a fait un dernier doigt d’honneur avant de mourir, seul geste digne à adresser à ces tarés de radicaux. Ces tarés religieux sont la mort et ne représentent rien d’autre à notre civilisation que le néant. On n’a même pas de haine contre eux ; ils ne sont pas des êtres doués d’intelligence mais d’adorations devant des idoles débilitantes. Il vaut mieux les frapper avant qu’ils ne le fassent.
J’ai connu certains de Charlie comme Cabu qui était aussi journaliste à La Gueule Ouverte dans les années 70 80. Journal qui annonçait la fin du monde.