Ce monde n’est pas le mien…

Il m’est arrivé bien souvent de me sentir en décalage. Déjà petite, ma grand-mère me disait que je n’étais pas normale pour mon âge. Par là, elle signifiait que j’étais « un peu en avance ». Je m’intéressais à la résistance, je récoltais déjà les paroles. J’étais curieuse et angoissée. Mélancolique du haut de mes 10 ans. Puis, j’ai appris à dompter ce monde que je trouvais laid. Laid car il m’était parfois intolérable de partager cette planète avec des assassins, des enfants qui meurent de faim. La culpabilité m’a étouffée à plusieurs reprises. Etre heureuse dans cet univers qui anéantissait d’autres bonheurs m’aurait paru si égoïste.

Puis, j’ai grandi, j’ai vécu le traumatisme d’un grand-père chéri qui ne me reconnait plus quand j’arrive dans sa chambre d’hôpital. J’apprends que l’on peut ne plus exister après avoir tant été aimée. j’ai 10 ans. Il en restera une blessure indélébile que tous les chagrins d’amour viendront nourrir.

Mais, à force d’adolescence, d’amitiés fortes, de petits copains bienveillants, je me dirai que tant qu’à être là, autant être heureuse. La vie me rappellera à différentes reprises combien elle est courte, combien elle est précieuse aussi. Il m’est alors impossible de ne rien en faire. J’étudie, j’aime, je voyage, je ris plus fort que les autres, je cours, je danse, j’explore.

Et puis, ce monde avec lequel je suis fâchée, je décide de lui tendre la main. Le micro. Je tente d’y écrire de belles histoires. Journaliste, c’est parfait. C’est écrire le monde, le dénoncer, le faire avancer, le questionner. C’est aussi, pouvoir vivre plus sereinement avec l’injustice en ayant l’impression de la combattre.

20 ans. 20 ans que je fais ce métier. Il me passionne toujours autant. Chaque histoire, chaque mot, chaque parole. Chaque rencontre. Chaque enquête. Chaque questionnement. Chaque remise en question.

Ce métier m’a tout appris de moi, et un peu de ce monde qui m’entoure. Et il n’est pas devenu plus beau. Il n’en est pas moins malade. Parfois, il me désole.

J’aimerais vous raconter tous les menteurs, toutes les menteuses de ce monde. Vous expliquer leur mal-être, leur besoin d’exister. J’aimerais vous dire le mal qu’ils font. Et combien nos enquêtes les ont mis à mal.

Parfois, alors, je suis devenue avocate, psy, militante. A vouloir comprendre l’indéfendable. A vouloir défendre l’incompréhensible. Et à prendre des coups parce que les gens sont malades, et ont besoin d’un(e) bourreau. De celle qui met en doute, qui questionne, qui dévoile, qui n’est pas dupe.

Voilà 20 ans que je fais ce métier, et aujourd’hui encore le monde me fait pleurer. Peut-être même aujourd’hui, plus qu’hier. En 20 ans, combien de plaintes ai-je dû déposer pour être protégée? Combien de menaces, de lettre anonymes ?

Il y a bien sûr les ennemis jurés…Ceux qu’on ne laissera pas passer : Les idées nauséabondes, les tricheurs et les menteurs. Il y a aussi parfois, les déséquilibrés, les mal-en-points, les désespérés. J’ai souvent su faire la part des choses.

Dans ces moments-là, il m’est resté une seule certitude : Celle d’être à ma place. Au bon endroit. Journaliste militante. Journaliste engagée. Journaliste qui se battra pour un monde meilleur. loin des partis politiques, mais bien plus politisée parfois.

Je vous passe le nombre de coups. Je préfère vous parler de ce qu’il se passe réellement quand on est journaliste et que l’on tend son micro à un monde prêt à être merveilleux.

Ils s’appellent Sultan, Nadir, Mounir, Alexis. Ils m’ont confié leur enfance comme un trésor. Aujourd’hui, malgré leurs 14 ans, ce sont mes amis.

Ils s’appellent Gabin, Romain, Elsa, Anna. Ils ont été mes étudiants et désormais daignent partager une bière avec la vieille prof…

Elles s’appellent Gaëlle, Héloise, Sandrine, et m’ont confié le drame de leur vie. Les violences, les deuils, les horreurs. Elles font désormais partie de ma famille.

Elles s’appellent Céline, Corinne, Sandra, elles m’ont fait confiance. Elles sont toujours les bienvenues chez moi, après avoir vaincu les tempêtes et les procès ensemble.

Mon journalisme est parfois devenu un combat, c’est vrai. Une lutte. Parfois, je suis sortie de mon rôle, j’ai rejoint les actions, je me suis confondue avec les ouvriers en larmes, les grévistes, les militants, les sans-papiers, les enfants maltraités, les femmes violentées. J’ai essuyé des larmes, serré des mains, des cœurs, fixé des regards, donné du courage, apporté des sandwiches, monté au ministère, au conseil de l’Europe. J’ai pris parti comme tout journaliste. Je l’ai juste parfaitement assumé. Je n’ai pas menti. Je suis restée moi-même avant tout. Avec mes convictions, et mes émotions.

Malgré tout, ce monde n’est pas le mien.

Malgré tous ces incroyables petits humains qui se battent pour plus de justice, ce monde n’est pas encore le nôtre.

Car, aujourd’hui encore, certains pensent que la haine vaut mieux que l’amour. Certains pensent qu’il vaut mieux réguler les migrants plutôt que de les sauver en mer. Notre monde est celui de l’argent et de l’égoïsme. Celui de la consommation et de l’égo-trip. Celui du mensonge et des réseaux sociaux. Celui de la guerre et non de la paix. Celui de Twitter et non de la tendresse. Celui des rêves endormis plutôt que des réveils magiques.

On a beau aimer sans limite et sans loi, il n’en reste pas moins que parfois l’aigreur et la haine nous prennent à parti.

Il nous reste une solution, celle que j’ai prise cette année : Prendre l’amour où il y en a. Et les enfants, les adolescents sont des puits sans fond. Ils sont construits d’espoir et de rêves. Cette année, j’ai donc moins écrit d’articles. J’ai préféré créer du lien grâce à une résidence, grâce à des ateliers.

Je crois que j’ai plein de nouveaux potes. Et si ce monde n’est pas le mien, le leur ressemble un peu plus à celui dans lequel il me serait possible de vivre : alors, je m’y suis engloutie toute entière.

Au point qu’un livre à ce sujet devrait sortir bientôt. Il vous parlera de ces rencontres. De ces centaines de jeunes rencontrés avec lesquels, j’ai créé un lien si fort. Le livre n’est pas fini. J’ai même l’impression qu’il ne le sera jamais.

Mais, je crois que je tiens un bon titre, en vous écrivant..

Et puis, s’accrocher parfois à ceux qui ont pris le même chemin. Ca rassure.

Jeudi, je serai avec ceux qui comme moi n’ont pas donné place à la compromission. Pour ceux à qui comme moi, il était impossible d’aller postuler dans la presse locale dont il y aurait trop de critiques à faire. Troquer le confort contre la liberté. C’est un choix qui s’est imposé à nous. C’est vrai que parfois, il m’arrive de mépriser les journalistes qui continuent à servir le pouvoir, qui bosse pour un journal à la ligne éditoriale limite. Au bout de combien de temps aurais-je claqué la porte ? Après la lecture de combien d’articles ? Cette crise de confiance envers la presse, même moi je la vis…

Même moi, parfois il m’arrive de rêver que ces vieux médias qui ont basculé dans la communication et la course au buzz meurent un jour et que la Presse Pas Pareille, libre, drôle, indépendante, riche s’emparent de la place.

OK, c’est pas pour aujourdhui…

En attendant, on en discutera, jeudi salle Conchon grâce à des associations palpitantes telles que les amis du temps des cerises, qui permettent le débat…C’est à 20 heures je crois.

Nous serons là pour vous rappeler combien ce monde n’est pas le nôtre. Mais combien il nous reste d’énergie pour croire en un monde meilleur.

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2 réflexions sur “Ce monde n’est pas le mien…”

  1. ce monde n’est plus le monde de mon enfance… nous avions peu mais étions heureux.. juste une dernière chose à dire , Le Iphone téléphone dernière génération, ne rapproche pas les gens pour autant… ce monde n’est pas le mien c’est un choix personnel ..

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