Fred, ex-salarié Luxfer : « On n’est jamais préparé à la fermeture de son usine »

A force de le croiser en reportage, et de l’écouter parler de son usine et de ses combats, on s’est fait inviter chez lui, pour lui brosser le portrait. Il m’a oubliée. J’attends dans ma voiture, prête à repartir et le maudire, quand il débarque, penaud. « Désolé, je t’ai zappée ». Il est comme ça Fred, sans langue de bois ni détour. Mais, une fois le café posé sur la table, il accepte, avec générosité, de raconter son Luxfer, son combat et ses douleurs.

« Il aime dominer ses croquettes » annonce Fred, qui regarde son chien se battre avec un Friskies, sourire en coin. Dans sa maison familiale qu’il habite seul depuis 10 ans, Fred essaie d’aller bien, de se faire un cocon. « Avec un copain maçon, on construit une petite piscine derrière. Et aujourd’hui, il y a le ciment qui arrive, c’est pour ça que je t’ai oubliée, c’est mon seul jour de repos. » Fred bosse à Limagrain pour quelques temps. « En février prochain, mes droits chômage s’arrêtent, alors je prends les petits boulots. »

Pechiney puis Luxfer, de père en fils

Fred est né en 1979. A Clermont-Ferrand. Un gamin d’ici. Son père bosse déjà chez Péchiney (Qui deviendra Luxfer) . « Il y a bossé 37 ans et demi. » annonce fièrement le fiston. Mais à l’époque, alors qu’il est gamin, il ne s’intéresse pas beaucoup à l’usine de son père. Sa mère bosse au CHU. Elle est infirmière. Ses parents divorcent, il n’a que 5 ans.

Très vite, il se rend compte que l’école, c’est pas trop son truc. Au collège, il commence a sérieusement en avoir marre, mais il pousse au lycée pro puis part à Volvic passer son bac Menuiserie Agencement. Pendant ses études, il fait un peu d’Interim chez Péchiney. « J’ai trouvé l’ambiance super, les gens t’accueillent sans problème, même si c’est un contrat saisonnier. »

Ambiance d’usine

Malgré tout, au départ, Fred veut bosser dans le bâtiment. « A l’époque, c’était rudimentaire, on n’avait pas de toilettes sur les chantier, j’adorais travailler le bois mais le monde du bâtiment ne me plait pas. Je préfère celui de l’usine. » Après quelques détours chez Limagrain, son père parvient à le faire entrer en Intérim. A partir de 2002, il fait les 3*8 pendant 17 mois. Entre temps Péchiney est devenu Luxfer. L’été, il y a moins de travail alors il bosse à Aigueperse en tant que menuisier.

Investissement syndical

Puis Luxfer le reprend. En 2005 l’entreprise ouvre un atelier composite. Après un CDD, Fred est définitivement embauché. « A l’époque, je faisais mes 8 heures de boulot, et je rentrais chez moi. »

Fred se rend compte qu’il râle parfois après sa direction, la gestion de l’usine. « Je me suis dit au bout d’un moment, que c’était un peu facile de râler seul dans mon coin contre les gens qui nous représentaient. Nous étions des jeunes dans l’atelier, et au C.E, on élisait surtout des plus âgés. » Fred va d’abord toquer à la porte de la CGT, mais il s’y sent mal reçu par une personne. « Ca m’a refroidi, alors quand un copain a monté sa liste avec des potes, je me suis mis dessus. » Fred se syndiquera donc à la CFDT. Il est élu au CHSCT ( Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail) et devient titulaire au Comité d’Entreprise (CE). Nous sommes en 2009.

« Il y avait beaucoup à faire finalement, un peu de dépoussiérage, remettre des choses dans les règles, développer les choses. » Mais Fred le reconnaît volontiers : A Luxfer, on n’était pas si mal. Les syndicats parviennent à obtenir le 13ème mois pour les salariés, des avantages vacances, etc. Son père part à la retraite. « Il m’a toujours soutenu, il était content que je m’investisse, et c’est vrai que mes mandats syndicaux sont devenus mon deuxième travail. » Fred découvre le droit, rencontre l’inspection du travail, il se nourrit de tout ce qu’il y apprend.

Entrée en bourse

En 2012, Luxfer entre en bourse. L’entreprise fait 30 millions de Chiffres d’affaires sur le site de Gerzat. C’est un record. « Le parking était plein, on embauchait des intérimaires à tour de bras. En 2013, on a refait une super année. » Il faut dire que Luxfer est leader sur la bouteille médicale. « En gros, tous les 5 ans, le marché médical anglais est renouvelé et nous avions pas mal de parts de marché. Nous savions que c’était exceptionnel et que ça ne durerait pas. »

Les bouteilles sont réalisées à base de fibre de verre et de carbone. Elles peuvent résister à 1200 bars pression. A titre d’exemple, les pneus de nos voitures ne peuvent résister qu’à 2,5 bars. Ce savoir-faire, seuls les salariés de Gerzat le maîtrisent.

Bénéfices records

« Grâce à nous, les actionnaires ont gagné un sacré pognon entre 2012 et 2013. En 2014/2015, ça commence à baisser. » En 2016, le site réalise une année catastrophique : 1,8 millions de déficit. « Là, on prend un peu peur. Ils essaient de nous prendre des gammes de bouteilles pour les installer dans leurs usines anglaises, mais ils n’y parviennent pas. Nous sommes les seuls à maîtriser la fabrication spécifique des bouteilles médicales. »

Cependant, Luxfer parvient à délocaliser la production d’extincteurs en Angleterre. « On en produisait beaucoup à Gerzat mais c’était peu rentable. Alors, ça ne nous a pas marqués à l’époque. »

Pourtant, avec le recul, Fred trouve que cette période montre les premiers signes. « On a eu diminution des effectifs, les postes n’étaient pas remplacés. De 180, on est arrivés à 136. On percevait le désinvestissement dans les moyens humains et matériel. »

En 2017, l’entreprise repart. 800 mille euros de bénéfices, « pour nous c’était reparti. »

26 novembre 2018

Mais, le 26 novembre 2018, alors que Fred est en formation « Programmateur sur bobineuse » en interne, sur le site, on l’appelle pour lui dire qu’il est attendu au CE. « Là, alors que je venais enfin de décrocher une formation que j’attendais depuis 10 ans, que tout roulait, on m’annonce que la boîte va fermer. » Ce jour-là, Fred perd ses moyens et se met à crier. « Forcément, à force de fermer nos gueules et de laisser faire, on a tout perdu. »

« On n’est jamais préparé à ça. » Fred caresse son chien qui a eu raison de sa croquette. « C’est un rouleau compresseur cette annonce. Je ne le savais pas encore, mais j’allais dormir, manger, boire Luxfer. On a multiplié les réunions. La fermeture totale était inéluctable. Il fallait juste qu’on ne loupe pas nos négociations. Mais surtout, il fallait gérer le personnel. Et ça, ça, ça a été le plus dur. »

Un manager de transition dépose les livrets du Plan Social. Tout le monde sera licencié pour motif économique. « Le mec arrivait de Paris, embauché juste pour fermer l’usine. »

« Il fallait l’annoncer aux cent copains qui attendaient dans le réfectoire »

Très vite, Fred pense aux copains qui attendent les nouvelles dans le refectoire. « Il fallait qu’on parle aux gens, mais tout le monde regardait ses chaussettes. Personne n’est formé pour annoncer la fermeture de l’usine. Mais je me suis dévoué. Personne n’a voulu prrendre la parole, je peux t’assurer que quand j’ai vu le désarroi des 100 personnes réunis dans le réfectoire, j’en aurais chialé. »

Les salariés se taisent, Fred parle. Il parle peu. Mal sûrement. Mais il tente de rassurer du mieux qu’il peut. « Je leur ai dit qu’on avait appelé le Comité Syndex et l’avocat Jean-Louis Borie. Qu’on allait être entourés. Et puis je leur ai dit que je ne pouvais leur promettre qu’une seule chose : c’est que j’allais faire le maximum. Cette promesse, je la tiens encore. »

Les salariés en colère mettent le feu devant le portail de leur usine. La grève dure d’abord une semaine. Ils obtiennent 375 euros de primes par mois pour être retournés au travail. « Mais, on a prévenu les copains qu’il fallait mettre cet argent de côté, car la lutte n’était pas finie. »

6 semaines de grève

Fin février, les salariés font 6 semaines de grève sur le site. « Nous étions en pleine négociation, la préfète voulait juste enterrer l’histoire, ça se passe mal, on voulait se faire rembourser les 6 semaines de grève, nous ne touchions plus nos salaires, nous voulions leur faire cracher la supra-légale la plus élevée possible. En réunion, j’ai quitté la table, mon collègue Axel, de la CGT, me rejoint deux minutes plus tard. Même l’avocat se barre. On ne pouvait pas discuter. Alors, tous les trois, on décide d’aller boire un verre sur la place de Jaude. Là, le téléphone de Jean-Louis (Borie, avocat) sonne. Ils acceptaient tout : nous payer nos 6 semaines de grève, la supra-légale. »

100 % du personnel votera donc cette négociation. « Pendant deux jours, on rentrait tard le soir car on finalisait le Plan de Sauvegarde des Emplois. Punaise, on y a bossé avec Axel sur cette fermeture d’usine... »

Premiers licenciements en juillet

Fin mars, les accords sont signés en préfecture. Le plan social est homologué par la DIRRECTE. Tous les salariés sont licenciés pour motif économique en raison de sauvegarde de compétitivité. Début juin 2019, on assiste non sans peine, aux premiers licenciements. Fin juillet, une deuxième vague. En septembre, la RH et le responsable du site perdent aussi leur travail.

Restent les salariés élus. L’inspection du travail refuse le motif économique. Luxfer fait donc appel de cette décision. Une contre-enquête est ordonnée. Une nouvelle inspectrice du travail rend encore un avis défavorable. Février 2020, le ministère du travail autorise, malgré tout, les licenciements.

Des procédures en cours aux prud’hommes et au Tribunal Administratif

Une procédure est actuellement en cours au Tribunal Administratif. Les salariés ont aussi attaqué aux prud’hommes pour licenciement abusif et mise en danger de la vie d’autrui. Du CMR, de l’amiante étaient notamment dans les fours de cuisson, sans qu’aucun salarié n’ait de protection adéquate, sous la complicité du chef de service, très au courant des dangers encourus. Une centaine de dossiers ont été déposés.

« Malgré tout, nous ne nous sommes jamais découragés. Nous avons cherché des solutions pour la reprise de notre usine. Luxfer n’a jamais voulu vendre. Alors, on a voulu se mettre en SCOP. Mais nous n’avons pas été suivis. »

Fred l’assure. Il a passé des nuits très courtes. « J’étais seul quand je rentrais, j’ai mis ma vie personnelle de côté pour cette usine. Mais je me suis senti capable d’assumer, et collectivement, on a été forts. Alors, on a eu des hauts et des bas. Mais on a tenu bon. »

Casse économique et sociale

Certains salariés ont pourtant « pété les plombs ». Comme devant chaque casse économique, s’ensuit une casse sociale : divorce, dépression…

« Mais, tu es dans quelque chose dont tu ne peux pas échapper. Luxfer fait partie de toi, de ton histoire. On veut rebosser ensemble, refaire un travail qui nous plaît. » Explique Fred.  » On a vraiment tout tenté, on a proposé une solution alternative, mais les anglais nous ont dit que c’était trop tard : L’annonce avait été faite en bourse… »

Fred a ressenti de la rancoeur, « A tous ceux qui savaient et étaient de mèche, le responsable de site, la RH, à ceux qui n’ont pas pris leurs responsabilités, dont certains délégués syndicaux. Je n’ai rien oublié du comportement de ces gens-là. et bien sûr, j’en veux à Luxfer qui a brisé nos vies alors que l’entreprise était bénéficiaire. Nous sommes les victimes d’une stratégie financière. On nage en plein capitalisme. On veut juste réduire les coûts. »

Le sens du collectif

Mais Fred a malgré tout le regard pétillant de ceux qui ne perdent jamais. « J’ai gagné beaucoup dans cette histoire, j’ai appris le sens du collectif. Je me rappelle de la haie d’honneur que nous ont fait les camarades, dans les escaliers, le jour où on déposait une proposition alternative. Je savais que j’étais dans la bagarre et qu’il y aurait une fin. Qu’il fallait se battre maintenant. »

Aujourd’hui, Fred et quelques autres ont entamé un nouveau combat : la construction de leur nouvelle usine dont le dossier est quasi bouclé et qui permettra de réembaucher nombre d’ex-luxfer.

Construction d’une nouvelle usine

« Tu sais, j’ai un caractère à ne rien lâcher, car là, on a vécu une injustice. Et qu’il ne faut pas laisser passer. Et puis, je n’ai pas le droit de lâcher les copains. »

Fred n’oublie jamais les amis, et il ne parle de Luxfer qu’avec un « Nous » collectif. Il s’efface. Fred, on ne peut pas brosser son portrait, il ne parle que des autres et de son usine. Comme s’il s’était fondu dans ce combat. « Un mec comme Axel, qui a été embauché en maintenance, il n’est resté que 2 ans et demi à Luxfer, il pourrait retrouver du boulot, dans la maintenance, ça embauche, ben ce mec, il a mis sa vie entre parenthèse pour bosser sur notre nouveau projet d’usine. Ce mec, il a bossé avec moi sur les dossiers. Il a 27 ans, il avait autre chose à vivre, mais il est resté près de nous. Alors, on n’est pas du même syndicat, il est à la CGT, mais on s’est battus, ensemble. Je n’aurais jamais pu le lâcher. »

« On n’a pas tout perdu »

Fred s’arrête, avec sa vivacité et son énergie légendaires, il se lève, demande si tu veux un nouveau café. Regarde sa montre, le ciment ne va pas tarder. Puis t’amène des seaux de tomates qu’il a récoltées dans son jardin, t’en propose. Fred parle surtout de son métier. De fibres de verre, et de carbone. De maintenance, de machines. Un vrai passionné. Puis, parfois, Fred se pose et en convient. Ne sont pas gagnants ceux que l’on croit : « Tu vois Luxfer nous a pris beaucoup, mais on s’est rendus tellement. L’amitié, la solidarité, la fraternité, ils ne savent pas ce que c’est là-haut…Ce sont eux les plus à plaindre. On n’a pas fait que perdre dans l’affaire Luxfer.  »

Nos actionnaires, c'est vous.

Aidez-nous à rester gratuit, indépendant et sans pub :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

nos derniers articles
Cet article vous a plu ?

Soutenez le Cactus !

Le journalisme a un coût, et le Cactus dépend de vous pour sa survie. Il suffit d’un clic pour soutenir la presse indépendante de votre région. Tous les dons sont déductibles de vos impôts à hauteur de 66% : un don de 50€ ne vous coûte ainsi que 17€.