Mort de deux jeunes à Vénissieux en 2022 : une ONG remet en question l’expertise balistique produite par l’enquête judiciaire.

Fin août 2022, deux jeunes étaient tués dans une voiture par la police sur un parking de la banlieue lyonnaise. Si à l’époque, l’enquête confirme la théorie de la légitime défense avancée par les policiers présents lors des faits, une contre-expertise produite par l’ONG INDEX fustige cette version et pointe de nombreuses maladresses dans le dossier.

18 Août 2022. Presque le 19. L’été se termine et Adam, 20 ans est avec Raihane, 5 de plus, dans une voiture à l’arrêt, sur le parking d’une grande surface « Carrefour ».

Pas très loin, quatre agents de la Brigade Spécialisée de Terrain (BST) patrouillent. Ces derniers apprennent que la voiture occupée par les deux jeunes est volée. Ils se garent devant la Renault Megane. Raihane recule puis avance à nouveau. Trois policiers se sont approchés de la voiture. L’un deux jette un « Stop stick » servant à crever les pneus d’un véhicule en fuite.

Le dispositif fonctionne. Les deux autres agents pointent leur arme sur les deux jeunes. Le policier Geoffray D. est percuté par la voiture et projeté sur le capot. Il tire à cinq reprises à bout portant, à travers le pare-brise. Il chute puis tire encore trois fois. Dans ce même laps de temps de quelques secondes, un de ses collègues tire aussi trois fois. 11 coups de feu au total. Le véhicule finit sa course quelques mètres plus loin. Les deux jeunes sont morts de la même arme, celle de Geoffray D. 

Sur place, pas de caméras. Les agents invoquent la légitime défense face à un « Refus d’obtempérer ». Dans le cadre d’une enquête judiciaire, l’expert balistique désigné a conclu que le témoignage des policiers était « parfaitement cohérent » avec les constatations matérielles. Le parquet a classé l’affaire sans suite. Pourtant, lundi dernier, le 11 mars, l’ONG d’investigation et d’expertise indépendante INDEX a publié un rapport de contre-expertise sur les circonstances de la mort d’Adam et de Raihane. Face à une enquête qui ne repose que sur les témoignages des policiers, le travail de l’ONG pointe des manquements, des invraisemblances et des zones d’ombres.

Intérêt public

Réaliser des enquêtes vidéo et reconstitutions en 3D pour établir les faits dans des affaires de violence d’État, c’est la mission que se donne l’ONG d’investigation indépendante INDEX créée en 2020.  « Nous enquêtons et produisons des rapports d’expertise sur des faits allégués de violence, de violations des libertés fondamentales ou des droits humains. Nos enquêtes réunissent un réseau indépendant de journalistes, de chercheur·es, de vidéastes d’ingénieur·es, d’architectes, ou de juristes. Nos domaines d’expertise comprennent l’investigation en sources ouvertes, l’analyse audiovisuelle et la reconstitution numérique en 3D. », explique INDEX sur son site internet. Régulièrement utilisés dans les procédures judiciaires des affaires en question, les enquêtes de l’ONG, parfois menées en partenariat avec les médias, répondent à un objectif de vérité et d’intérêt public.

Sur les tirs, des conclusions improbables

Selon les policiers, après une courte marche arrière, la Megane conduite par Raihane est repartie vers l’avant. L’agent Geoffray D. est emporté sur le capot. Il tire à 5 reprises. La zone regroupant tous les impacts nécessite, pour être couverte par un individu placé contre un pare-brise, des gestes très amples et de repositionner son bras à chaque fois. « L’enchaînement de gestes nécessaires pour effectuer ces cinq tirs depuis une position couchée sur le capot du véhicule apparaît comme quasiment impossible, d’autant plus que cet enchaînement de gestes aurait été accompli en équilibre sur un véhicule en mouvement. », explique INDEX, dans son rapport.

Pour les tirs au sol, même constat. D’après les conclusions de l’expert, le policier aurait chuté puis effectué trois tirs supplémentaire touchant le flanc gauche du véhicule. INDEX a reconstitué en 3D les trajectoires telles qu’analysées par l’expert. Il apparaît qu’en retenant la vitesse de déplacement du véhicule et selon la position du tireur retenue, juste après une chute au sol, le scénario est à nouveau peu probable.  

« Il en découle que le scénario retenu par l’expert balistique est incompatible avec les constatations matérielles qu’il a lui-même effectuées sur le véhicule ciblé par les tirs des policiers. » et « La modélisation qui en résulte souligne une incohérence balistique importante dans le scénario retenu par l’expert : il est impossible que le policier Geoffray D. ait pu effectuer un tir à la fois montant et perpendiculaire au flanc gauche du véhicule immédiatement après avoir chuté du capot vers le côté du véhicule, du fait du déplacement du véhicule qui se poursuit. », souligne l’ONG.

Si un tel scénario semble bancal, le rapport d’expertise balistique n’apporte aucune explication concernant les raisons qui ont mené l’expert à le retenir. INDEX souligne alors le non-respect des critères de rigueur d’examen « nécessaires pour concourir à la manifestation de la vérité et à l’exercice de la justice dans la présente procédure. », alors même que le rapport d’expertise affirme que « les déclarations des quatre fonctionnaires de Police convergent vers un scénario des faits qui est parfaitement cohérent avec les constatations matérielles sur les corps, les vêtements et le véhicule. »

Expertise balistique invalidée

Alors que la contre-expertise d’INDEX permet de souligner l’invraisemblance de nombreux éléments, elle met également en lumière la dangerosité de la sacralisation du témoignage policier. En effet, Geoffray D. explique par exemple avoir ouvert le feu car il sentait ses jambes toucher le sol, ce qui aurait provoqué chez lui une peur de passer sous le véhicule. Or, les impacts de balles démontrent par leur hauteur sur le pare-brise qu’il était impossible que les jambes du policier ne soient en contact avec le sol.

Un exemple parmi d’autres. En effet, différentes zones d’ombre persistent. Tout d’abord, la présence d’un projectile non pris en compte. La poche pectorale de la veste de Raihane présente un impact. À l’intérieur de la poche a été retrouvé un projectile de calibre 9 mm déformé, une clé et un briquet brisé. Le rapport d’autopsie mentionne une « ecchymose violacée à rougeâtre » et soutient donc l’hypothèse d’un tir qui aurait atteint Raihane. Pourtant, le rapport d’expertise balistique ne mentionne pas ce projectile. « La présence matérielle de ce projectile déformé dans sa poche établit que Raihane S. a été atteint par au moins deux tirs, et non un seul. Par conséquent, l’ensemble de l’étude de correspondance entre les impacts sur le pare-brise et les trajectoires de tir proposée par l’expert balistique est invalidé. », révèle l’enquête d’INDEX.

D’autres incohérences

D’après l’audition d’un policier, le positionnement du dispositif de crevaison doit indiquer la zone de passage du véhicule de la marche arrière à la marche avant. « Dans le récit des policiers, donc, tous les tirs de Geoffray D. auraient eu lieu après le passage du véhicule sur le stop-stick. Par conséquent, la présence de quatre étuis percutés correspondant à l’arme de Geoffray D. dans une zone située au nord du stop-stick, constitue également une potentielle incohérence matérielle avec la version policière des faits. », explique le rapport.

 Enfin, la zone où ont été retrouvés les étuis du deuxième policier s’étant servi de son arme ne semble pas avoir été prise en compte dans l’enquête. Le rapport de contre-expertise n’exclut pas un scénario dans lequel des tirs auraient été effectués dès la marche arrière du véhicule alors que les policiers disent avoir tiré seulement lors de la marche avant.

Un manquement grave

« Notre rapport contredit formellement les conclusions du rapport d’expertise officiel. La reconstitution dynamique en 3D démontre le caractère très peu plausible du récit policier concernant les circonstances de la mort d’Adam B. et de Raihane S. Notre rapport souligne également les nombreuses zones d’ombres de l’affaire à ce jour ignorées par l’enquête officielle. », indique en résumé l’ONG INDEX qui souligne au passage que le caractère approximatif de l’expertise balistique est « particulièrement préjudiciable au vu de l’extrême gravité de l’affaire qu’elle concerne – un double homicide – et du rôle déterminant qu’une telle expertise est amenée à jouer dans la procédure judiciaire qui s’ensuit. ».

13 personnes tuées

On le rappelle : ce soir-là, pas d’images. Seuls les éléments matériels sont utilisés et seul le témoignage des policiers est pris en compte. Alors qu’à cela s’ajoutent les remises en doute de l’ONG INDEX, il est légitime de se poser la question du classement de cette affaire.

Un cas pas vraiment isolé puisque Adam et Raihane sont deux des treize personnes tuées par des tirs policiers sur des véhicules en mouvement au cours de l’année 2022, dans des situations dites de « refus d’obtempérer ». L’avocat Arié Alimi, figure de la lutte contre les violences policières, de passage à Clermont il y a quelques semaines, nous indiquait d’ailleurs que les affaires de violences par des représentants des forces de l’ordre incluant des véhicules en mouvement étaient de plus en plus nombreuses. Mais les drames sont-ils plus nombreux car les occasions le sont aussi ou c’est l’utilisation systématique de moyens radicaux qui engendre la croissance des drames ? Rappelons que le véhicule des deux jeunes hommes avait un pneu crevé et que la fuite semblait plus que compromise.

Alors que le ministre de l’Intérieur et le parquet insistaient à l’époque sur le profil « défavorablement connu » des deux garçons, un comité a été créé pour connaître la vérité avec parmi ses soutiens, les écrivain.e.s Annie Ernaux ou Patrick Chamoiseau. 

À ce jour aucune mise en examen n’a été prononcée. À l’époque, les gardes à vue ont été levées très rapidement. L’auteur des tirs mortels a été placé sous le statut de témoin assisté dans le cadre d’une information judiciaire pour « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner ».  

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