Le matin, Christine, professeure au lycée s’active. Elle attend une dizaine de personnes âgées de l’EHPAD de Pont-du-Château. Nous avons préparé la semaine auparavant, des interviews sur le thème de l’alimentation, que nous devons aujourd’hui enregistrer, pour faire une petit récit radiophonique. Accompagnées de bénévoles et de l’animateur, les personnes arrivent lentement mais souriantes pour rencontrer leurs cadets de plus de 80 ans. Certains ont atteint l’âge de 94 ans, quand les élèves n’ont pas encore fêté leurs 14 ans!
On sent assez vite, de chaque côté, une appréhension à la rencontre, une admiration voire une timidité, alors pour briser la glace, on propose un tour de table.
Pierre, 92 ans s’y colle le premier. Bien qu’un peu dur de l’oreille, ses yeux malicieux et ses gestes vifs laissent entrevoir un homme heureux et en bonne santé. Il parle de son métier et de sa passion pour le football.
Puis il laisse la parole à sa voisine, 94 ans. Mais, d’un coup, il lève le doigt pour reprendre la parole: « Les enfants, il faut que je vous dise quelque chose… »
Pierre prend sa respiration puis se lance: « Je ne fais jamais ça d’habitude, ma fille ne sait rien de cette période, mais comme je vieillis, comme il n’en reste pas beaucoup des comme moi, je veux que vous sachiez: j’ai été résistant…j’avais 15 ans… »
15 ans,l’âge des petits élèves, un peu abasourdis, les yeux écarquillés devant ce vieillard. L’un d’entre eux ose: » Pourquoi vous avez été résistant? Pour défendre votre pays? pour lutter contre le nazisme? »
« Pour tout ça mon gars. Mais j’ai été déporté dans un camp à mes 16 ans. J’ai été balancé, enfin avec mes copains, on n’a jamais su qui nous avait balancés, mais un matin, ils sont arrivés et on a su qu’ils savaient, on a embarqué dans les trains, dans les wagons, à 200. Je ne savais pas où j’allais mais je me doutais que c’était mauvais signe. Au camp, là-bas, en Allemagne, on m’a fait bosser comme un boeuf, non même un boeuf ne travaille pas autant. J’y ai tenu trois ans, jusqu’à la libération. Mais j’y ai vu le pire de l’humanité. Le pire. Mes camarades sont tous morts d’épuisement les uns après les autres. Ou de la tuberculose. On remettait nos habits trempés de la veille, les jours de pluie. On ne mangeait pas grand chose. Mais ce que j’ai vu de pire ce sont les soldats qui apportaient des bonbons aux enfants, pour les amadouer et les amener jusqu’à la chambre à gaz. Le vice de ces soldats. les enfants y allaient en mâchouillant leurs bonbons, en gambadant, tellement heureux, et nous, nous les regardions en pleurant. Sans avoir la force de leur dire. Leur laissant les dernières secondes de répit. »
Silence dans la classe. Une minute peut-être. Une minute de silence, improvisée mais nécessaire. Puis Pierre reprend:
« Un jour, j’ai eu un énorme furoncle sur la jambe, regardez, j’ai encore la cicatrice » s’active Pierre en soulevant le bas de la jambe de son pantalon. « Je savais que si un soldat le voyait, il m’aurait foutu dans la chambre à gaz, comme les gosses, comme les vieillards, comme les gens malades ou épuisés qui ne servaient plus sur le camp. Alors, je cachais ma douleur. Et un jour, un camarade a trouvé une lime par terre, il m’a mis un bout de bois dans la bouche et m’a explosé le furoncle. Le pus a giclé de partout, mais il m’a sauvé la vie. J’ai pu guérir assez rapidement. Ce n’est pas ma seule souffrance sur le camp, rien qu’à mon arrivée, ils m’ont cassé toutes les dents pour me fiare payer d’avoir sauvé des juifs et être entré en résistance. C’est pas facile pour manger, hein… »
Pierre nous regarde de ses yeux délavés. Il a peur de nous embêter. Les gosses lui posent des questions. Il fait répéter, il rit beaucoup. Il ne fait pas la morale, mais ajoute simplement: » Le gars qui m’a aidé pour mon furoncle, il n’était pas français. Dans le camp, au moins, il y avait ce qu’on ne trouvait pas en-dehors: la solidarité, et peu importe qui on était et d’où on venait… »
Pierre a peu de temps, il n’est pas là pour parler de la guerre mais de l’alimentation. Alors il conclut: » Vous savez les jeunes, après j’ai fait du foot, pour une seule raison : pour ne plus faire de cauchemar, pour m’épuiser au point de réussir à m’endormir le soir. Les jeunes, je ne parle jamais de ça, mais je voulais que vous sachiez que cela a vraiment existé…Et que j’aimerais que personne n’oublie. Nous étions 5000 dans le camp, nous sommes ressortis 400 vivants. «