Lettre d’amour à mes amis du jeudi

Chaque jeudi, je monte dans ma Clio, et je me dirige à Puy Guillaume, à la résidence du Colombier. Moyenne d’âge 86 ans. C’est un rendez-vous que je n’aime pas manquer. Ca fait partie de mon travail, je suis payée pour ça. Et pourtant, chaque jeudi, j’ai l’impression d’aller passer du temps avec tous mes grands-parents. Et je m’inquiète pour eux, mais surtout, je découvre l’espièglerie de l’âge, le lâcher prise quand tout a foutu le camp, « même les dents », et la tendresse des visages ridés et mous.

Henri

Henri ne voit pas. Né sans oeil. Le noir complet. Alors, il ressent, sent, touche, entend. On ne peut pas lui mentir, même avec un aveugle, c’est les yeux dans les yeux. Henri a des principes, celui de la compassion, de la franchise et de la rigolade. Le reste n’existe pas dans son monde. Parfois, il éclate de rire, et se dandine en se tapant les genoux. Son cœur se frotte souvent aux larmes. Une sensibilité juste et parfois déroutante. Il suffit de le prendre dans les bras, de lui tenir la main, et de lui répéter que c’est le meilleur. Henri n’est jamais tombé amoureux, il aurait aimé. Il y a bien Pierrette mais elle préfère aller boire le café avec ses copines, parfois.

Pierrette

Pierrette, elle est comme ça. Tellement gentille. Discrète. Dévouée. Toute sa vie, elle l’a passée dans son restaurant. Le midi, pour les ouvriers, et les soirs et week-ends pour les grandes occasions. Une sacrée réputation que son restaurant, on venait de loin pour y manger du jambon au porto. Mais Pierrette parle peu, du passé, de l’avenir. Elle sourit, toujours, timidement. Ca ne l’empêche d’être une sacrée canaille, qui aime boire son petit apéro, et qui en redemande même un…Elle sourit Pierrette sauf quand elle se trompe de jour. Cette fois où elle pensait rejoindre son petit-fils le lendemain, alors qu’il lui fallait attendre encore une semaine. Pierrette était effondrée, restée dans sa chambre, à trouver le temps bien long.

Denise

Heureusement, elle a Denise, la cousine. Elles ne se sont pas toujours vues beaucoup, entre le travail et les enfants. Mais elles se sont retrouvées là. Denise, petite voix cassée et châle sur les épaules, aime rire à gorge déployée. Entourée de ses quatre filles, elle va bien. Elle profite de chaque activité, retrouve ses copines pour discuter, toujours d’humeur égale.

Pourtant, comme bien d’autres, elle a perdu son mari, elle a vécu ses moments sombres. Et puis même parfois encore, elle rage après certains qui ne jouent pas le jeu. « Ils ne viennent pas aux activités mais ce seront les premiers à se plaindre le jour où il n’y en aura plus ! » Elle écoute les autres Denise, elle pose des questions, s’intéresse, elle compatit beaucoup, comprend, et rassure. Elle ne juge pas. La vie le fait bien trop à sa place. elle préfère se marrer, et elle sait où se mettre pour ça. A côté de Solange.

Solange

Parce que Solange, c’est la rigolote du groupe. Ses yeux parlent pour elle, ils rient tout le temps. Elle parle de la guerre, des tours à vélo à Saint-Yorre, du bruit des bombardements. Certains bruits ne s’oublient pas. D’autres si. Car Solange le reconnaît volontiers, elle est sourde comme un pot. Elle a bien ses appareils, mais ils grésillent quand elle écoute la télé. Pas grave, elle raconte ses anecdotes pour faire rire tout le monde. Je la prends en photo, elle regarde le cliché, me regarde, effrayée. « Ohla que je suis grosse, mais à mon âge, un régime, ce serait de la coquetterie, reprends moi de plus loin, ça fera pas le même effet. » Elle parle avec son accent de l’Allier, en roulant les R et ponctuant ses phrases de « ben » . En plus, elle n’est pas grosse Solange, elle est belle…

Jeanine

Belle comme l’est ma Jeanine. Les autres disent qu’elle est ma chouchoute. Pourtant, elle se tape parfois la sieste en plein milieu de l’atelier, mais quand je la réveille, elle sourit avant d’ouvrir les yeux. Et ça me ferait pleurer à chaque fois. Car Jeanine, elle ne veut blesser personne. Tant qu’elle pourra chanter et raconter les mines de Saint-Eloy, elle continuera. La vie. Les siestes. Et d’arriver à l’heure chaque mardi. Pourtant Jeanine a perdu 3 garçons sur les 4 qu’elle a mis au monde. Son mari aussi.

Si elle ne croit plus en Dieu, elle garde la foi en la musique. Son fils le lui rend bien, il est professeur d’accordéon. Elle parle toujours de lui, de sa femme. Dans cette petite famille décimée, on continue à sacrément s’aimer. Jeanine a la joue molle, de celle qui s’enfonce quand on l’embrasse. Elle porte des blouses fleuries et se trimballe en chaussons. Attachée sur son déambulateur, une petite peluche qu’elle a gagnée à une tombola. Ca la fait rire, ma Jaja. Tout comme les histoires de Jean.

Jean

Jean, c’est le coquin de la bande. Ce qu’il aime c’est lever les pieds, assis sur son fauteuil et qu’on le pousse le plus vite possible. Il raconte son histoire, non sans larmes. Se remémorer même les bons moments lui agresse le cœur. Mais, dans ces moments-là, tout le monde l’écoute. Parfois, il se trompe de date, mais pas souvent. Il est arrivé dans le coin par amour. il aime aimer Jean, et raconter ses histoires, parfois déçues. quand on l’écoute, tout semble facile. « J’ai, un jour, regardé, ma fiche de paie, je suis allé voir mon patron, je lui ai dit, « dis donc, tu m’avais pas dit ça ». Il m’a répondu qu’il ne pouvait rien faire, je lui ai dit que moi non plus, alors j’ai cherché du travail ailleurs. » Le grincheux a bossé dans les assurances, longtemps, et a voyagé partout. Il aime les arbres et parler.

Jean parle sacrément bien d’ailleurs. Odette trouverait que c’est un beau parleur.

Odette

Elle a vécu à Paris, et s’en est allé souvent au Sénégal ou au Maroc voir des amis. Coquette, Odette a toujours le regard d’une petite fille prise les mains dans le pot de confiture. Toujours un humour pinçant, sur son âge, sa vie et les hommes. Parfois, elle appelle un taxi et part à Vichy s’acheter des chaussures. Elle se fait belle, tous les jours, ses cheveux parfaitement coiffés et ses vêtements délicatement choisis. Elle a vécu une autre vie. Dans la capitale, bercée dans le milieu culturel. Odette connaît tellement de choses, et peut reciter les rues de Montmatre les yeux fermés. Elle y retourne parfois, se balade dans les rues, promenant avec elle, ses 96 balais. Elle n’a peur de rien, ne vit que d’aventures. Celle que je partage avec elle me grandit un peu plus.

Paulette

Paulette aura 100 ans le 14 octobre. On ne dirait pas, la canne semble un accessoire de mode, tant elle marche vite avec ! Un siècle de souvenirs. Ouverte sur le monde, elle raconte combien leur maison a accueilli d’inconnus, de soirées, de discussions. Elle veut encore apprendre la radio, la technique, les interviews, les autres, la fabrication d’un reportage. Elle veut tout savoir, curieuse et intéressée. Courageuse aussi. Optimiste souvent. Même quand son arrière petite fille de 15 ans souffre d’un cancer. Elle a du mal à la regarder, sans cheveu, cachée derrière son foulard. Mais elle y croit. Il faut tenir bon. Et puis, parfois, Paulette réclame un bisou. Qu’elle obtient toujours.

Marie

Un peu comme Marie, cette vieille dame de l’Allier, qui par le plus pur des hasards a côtoyé la haute-bourgeoisie. Intendante d’un château, elle a accueilli la famille Baccarat et plein d’autres dans la propriété de Pierre Laval, où sa fille continuait de venir. Discrète, elle venait chaque matin balayé, astiqué, lavé. Elle repartait chaque soir, respectant la confidentialité, et la vie privée de ses patrons. Son fils faisait le jardin. Une petite vie pour une femme minuscule. Une vie sans histoire. Avec parfois ses drames et ses bonheurs. Ses jours de rêve et ses cauchemars.

Mes célébrités

Toutes ces existences accumulées se retrouvent autour de notre projet de webradio. Pour certains, ces vies sont sans intérêt. Comme des millions d’autres. C’est vrai. même si elles sont toutes totalement uniques, ces vies n’ont rien d’extraordinaire. Dans la société de spectacle, dans laquelle nous évoluons, ces vies n’ont aucune place. Pourtant, rien n’est plus vrai que leur parole, que ce monde qu’ils racontent, que les joies et les détresses.

Journalistes, nous nous félicitons souvent de frôler des célébrités. D’ailleurs, on nous demande souvent qui sont les gens connus que nous avons interviewés. Ce sont pourtant rarement les plus mémorables. Mais notre prestige n’a d’égal qu’à celui de nos rencontres.

Mes célébrités s’appellent Pierrette, Jeanine, Jean, Henri, Odette, Paulette, Fernand, Alain, Jean-Baptiste, Denise, Solange.

Chaque semaine, ils me racontent la vie et j’en apprends avec eux bien plus qu’en école de journalisme, ou dans les salles d’une mairie.

La vraie vie

Ici, c’est la vraie vie. La totale immersion dans les existences de chacun. La plume dans la plaie. Ce journalisme-là porte les plus beaux des visages, des rides pour preuve de sourire et d’anxiété.

A eux seuls, ils racontent notre histoire, son évolution. Ils sont les derniers temples de la galanterie et du beau phrasé. Plus personne ne sait raconter la guerre ou l’horreur des mines comme Jeanine ou Solange. « Nos vieux » viennent d’un monde qu’on s’est évertués de casser en petits morceaux. Ils sont notre mémoire, sans aucune prétention. Ils suivent notre direction, nous accompagnent, trouvent parfois les enfants d’aujourd’hui, bien malpolis.

Eternels oubliés

Mais personne ne leur donne la parole. Mieux vaut les mots d’un expert, que ceux de Jean-Baptiste, chaudronnier dans la même usine de ses 14 à 58 ans. Ou ceux d’Alain, né au milieu de la coutellerie de Thiers.

Chaque jeudi, je monte dans ma Clio et je pars à Puy-Guillaume. Ils sont souvent en avance, et m’attendent, me racontent les derniers potins et me tiennent la main. Parfois, je respire, je les regarde, eux et leurs yeux délavés, et je me dis que pour rien au monde, je les échangerais contre une célébrité.

Ils s’appellent Henri, Pierrette, Jeanine ou Solange. Ce sont mes copains du jeudi. Et resteront mes célébrités.

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